Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5528

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 90-92).
5528. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 18 janvier.

J’étais mort, comme vous savez ; la lettre de mes anges, du 12 janvier, ne m’a pas tout à fait ressuscité, mais elle m’a dégourdi. Il y a eu certainement trois paquets détenus à la poste. On ne veut absolument point de livres étrangers par les courriers ; il faut subir sa destinée ; mais avec ces livres on a retenu le conte des Trois Manières[1], qui était adressé à M. de Courteilles ; et ce qu’il y a de plus criant, de plus contraire au droit des gens, c’est que ce conte manuscrit était tout seul de sa bande, et ne faisait pas un gros volume. Le roi ne peut pas avoir donné ordre qu’on saisît mon conte ; et s’il l’a lu, il en aura été amusé, pour peu qu’il aime les contes.

Je soupçonne donc que ce conte est actuellement entre les mains de quelque commis de la poste qui n’y entend rien. Comment fléchir M. Janel ? Est-il possible que la plus grande consolation de ma vie, celle d’envoyer des contes par la poste, soit interdite aux pauvres humains ? Cela fait saigner le cœur.

Ce qui m’émerveille encore, c’est que M. le duc de Praslin n’ait point reçu de réponse de monsieur le premier président de Dijon. Cette réponse serait-elle avec mon conte ? J’ai supplié M. le duc de Praslin de vouloir bien faire signifier ses volontés à mon avocat Mariette, Il fera ce qu’il jugera à propos.

Mais quoi ! la conspiration des roués s’en est donc allée en fumée ? J’ai envoyé en dernier lieu un cinquième acte des roués ; il est sans doute englouti avec mon conte. La pièce des roués me paraissait assez bien ; la conspiration allait son train. Ce cinquième acte me paraissait très-fortifié ; mais s’il est entre les mains de M. Janel, que dire ? que faire ? M. le duc de Praslin ne pourrait-il pas me recommander à M. Janel comme un bon vieillard qu’il honore de sa pitié ? Je suis sûr que cela ferait un très-bon effet.

Par où, comment enverrai-je une Olympie rapetassée qu’on me demande ? M. Janel me saisira tous mes vers.

M. Lefranc de Pompignan envoie par la poste autant de vers hébraïques qu’il veut, et moi, je ne pourrai pas envoyer un quatrain ! et mes paquets seront traités comme des étoffes des Indes !

Vous me parlez, mes divins anges, de distribution de rôles ; mais auparavant il faut que la pièce soit en état, et j’enverrai le tout ensemble.

Mes anges peuvent être persuadés que je leur ai écrit toutes les postes depuis un mois, sans en manquer une, et toujours sous l’enveloppe de M. de Courteilles ; qu’ils jugent de ma douleur et de mon embarras !

On m’a mandé d’Angleterre qu’il m’était venu un gros paquet de livres pour la Gazette littéraire. Je n’entends pas plus parler de ce paquet que de mon conte ; je n’entends parler de rien, et je reste dans la banlieue de Genève, tapi comme un blaireau.

Je n’ai point du tout été la dupe de tous les bruits qui ont couru sur une représentation à Versailles[2], et j’ai jugé que cette représentation n’aurait pas beaucoup de suite.

Je me mets sous les ailes de mes anges, dans l’effusion et dans l’amertume de mon cœur.

N. B. Remarquez bien que depuis un mois je n’ai reçu d’eux qu’une lettre.

Remarquez encore que j’approuve de tout mon cœur l’idée du père Corneille. Je vais écrire, ou plutôt faire écrire (car mes yeux refusent le service), à Gabriel Cramer, à Genève, qu’il s’arrange avec les distributeurs des exemplaires à Paris, pour que le père Corneille en porte à qui il voudra. Il sera sans doute très-bien accueilli du roi.

  1. Voyez tome X.
  2. La réapparition du cardinal de Bernis à la cour, en janvier 1764.