Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5529

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 92-93).

5529. — À M.  DAMILAVILLE.
18 janvier.

Il faut se résigner, mon cher frère, si les ennemis de la tolérance l’emportent : Curavimus Babylonem, et non est sanata ; derelinquamus cam[1]. Il n’y aura jamais qu’un petit nombre de philosophes et de justes sur la terre.

Je vous remercie de l’Anti-financier[2]. L’ouvrage est violent, et porte à faux d’un bout à l’autre. Comment un conseiller au parlement peut-il toujours prononcer la chimère de son impôt unique, tandis qu’un autre conseiller, devenu contrôleur général[3], est indispensablement obligé de conserver tant d’autres taxes ? De plus, on confond trop souvent dans cet ouvrage le parlement, cour supérieure à Paris, avec le parlement de la nation, qui était les états généraux. Je vois que dans tous les livres nouveaux on parle au hasard ; Dieu veuille qu’on ne se conduise pas de même !

Je suis bien aise d’amuser les frères de quelques notes sur Corneille, en attendant qu’ils aient l’édition. Je voudrais que nos philosophes, les Diderot, les d’Alembert, les Marmontel, vissent ces remarques. Je pense qu’ils seront de mon avis, et j’en appelle au sentiment de mon cher frère.

Je le remercie du Droit ecclésiastique[4] qu’il m’a fait parvenir par l’enchanteur Merlin. On dit que Lambert est en prison ; et, ce qui est étrange, ce n’est pas pour avoir imprimé les malsemaines[5] de Fréron.

On a beaucoup parlé à Paris du retour du cardinal de Bernis ; on l’a regardé comme un grand événement, et c’en est un fort petit. Mais est-il vrai que vingt-quatre jésuites du Languedoc se sont choisi un provincial ? est-il vrai que votre parlement demande au roi l’expulsion de tous les jésuites de Versailles ? est-il vrai qu’on tient au parlement l’affaire de l’archevêque sur le bureau, et qu’on s’expose à l’excommunication mineure et majeure ?

Je ne peux plus que faire des vœux pour la tolérance ; il me paraît qu’il n’y en a plus guère dans le monde. Les ennemis sont ardents, et les fidèles sont tièdes. Je recommande notre petit troupeau à vos soins paternels.

J’ai toujours oublié de demander à frère d’Alembert ce qu’était devenu le pauvre frère de Prades[6]. N’en savez-vous point de nouvelles ? Prions Dieu pour lui, et écr. l’inf… Priez aussi Dieu pour moi, car je suis bien malade.

  1. Jérémie, ii, 9.
  2. Voyez la note 1. page 58.
  3. Laverdy.
  4. Voyez la note 2, page 47.
  5. C’est ainsi que Voltaire appelait l’Année littéraire.
  6. L’abbé J.-M. de Prades ; voyez tome XXXVII, page 464.