Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4326

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 56-57).

4236. — À M. DE SAINT-LAMBERT[1].
Aux Délices.

Je viens, mon très-aimable Tibulle, de vous écrire une lettre[2] où il ne s’agit que de Charles XII. Je suis plus à mon aise en vous parlant de vous, en vous ouvrant mon cœur, en vous disant combien il est pénétré du bon office que vous me rendez.

Vraiment je vous enverrai toutes les Pucelles que vous voudrez, à vous et à Mme de Boufflers ; rien n’est plus juste.

J’ai conçu comme vous, depuis quelques années, qu’il fallait faire des tragédies tragiques, et arracher le cœur au lieu de l’effleurer. Nous n’avons guère été, jusqu’à présent, que de beaux discoureurs ; il viendra quelqu’un qui rendra le poignard de Melpomène plus tranchant[3] mais… je serai mort.

Je n’ai point l’honneur d’être de l’avis de Folard sur Charles XII. Je ne suis point soldat, je n’entends rien à la baïonnette ; mais je trouve, suivant toutes les règles de la métoposcopie, que c’était une horrible imprudence d’attaquer cinquante ou soixante mille hommes, dans un camp retranché à Narva, avec huit mille cinq cents hommes harassés, et dix pièces de canon. Le succès ne justifie point, à mes yeux, cette témérité. Si les Russes ne s’étaient pas soulevés contre le duc de Croï, Charles était perdu sans ressource. Il fallait un assemblage de circonstances imprévues, et un aveuglement inouï, pour que les Russes perdissent cette bataille.

Une faute plus impardonnable, c’est d’avoir laissé prendre l’Ingrie, tandis qu’il s’amusait à humilier Auguste. Le siège de Pultava, dans l’hiver, pendant que le czar marchait à lui, me paraît, comme au comte Piper, l’entreprise d’un désespéré qui ne raisonnait point. Le reste de sa conduite, pendant neuf ans, est de don Quichotte.

Quand le maréchal de Saxe admirerait cet enragé, cela ne me ferait rien ; et je répondrais au maréchal de Saxe : Vous faites mieux encore que vous ne dites.

Mais Apollon me tire par l’oreille, et me dit : De quoi te mêles-tu ? Ainsi, je me tais, et je vous demande pardon.

Je reviens, comme don Japhet, à ce qui est de ma compétence. Vous souvenez-vous que vous vouliez que je raccommodasse le moule d’Oreste, et que je lui fisse des oreilles[4] ? Je vous ai obéi à la fin. Il y a du pathos, ou je suis trompé. Nous le jouerons l’année prochaine sur un petit théâtre de polichinelles, si je suis en vie ; vous devriez bien y venir, si vos nerfs vous le permettent. Je vous jure qu’il vaut mieux aller aux Délices qu’à Potsdam.

Je me doutais bien que l’odorat d’un nez comme le vôtre serait un peu chatouillé des parfums que j’ai brûlés à l’honneur de Lefranc de Pompignan. Il est bon de corriger quelquefois les impertinents. Il y a quelques messieurs qui allaient répandre les ténèbres, et souffler la persécution, si on ne les avait pas arrêtés tout court par le ridicule.

Si vous voyez frère Jean des Entommeures Menoux, dites-lui, je vous prie, que j’ai de bon vin ; mais j’aimerais encore mieux le boire avec vous qu’avec lui.

Mes respects, je vous prie, à Mme de Boufflers et à madame sa sœur[5].

Comment faire pour vous envoyer un gros paquet ?

Je vous aime, je vous remercie ; je vous aimerai toute ma vie.

Je n’ai point de lettres de monsieur le gouverneur de Bitche[6] : c’est un paresseux.

  1. Charles-François de Saint-Lambert, né à Vézelise en Lorraine le 16 décembre 1716, mort à Paris le 9 février 1803, auteur du poème des Saisons, publié en 1769. Ses relations avec Mme du Châtelet, sur lesquelles on peut consulter les Mémoires de Longchamp, causèrent la mort de cette dame. (B.)
  2. Cette lettre, qui devait sans doute être montrée à Stanislas, est citée plus bas dans celle qui porte le n° 4331. C’est tout ce que nous en connaissons.
  3. Dans le chant IV (vers 177-178) de son poëme des Saisons, Saint-Lambert a dit de Voltaire :

    Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scène,
    D’un poignard plus tranchant il arma Melpomène.


    Saint-Lambert a donc pris de Voltaire l’expression de poignard plus tranchant.
  4. Allusion au conte de La Fontaine, intitulé le Faiseur d’oreilles et le Raccommodeur de moules.
  5. Mme de Bassompierre, à laquelle sont adressés six vers dans les Poésies mêlées, tome X.
  6. Tressan ; voyez lettre 4268.