Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4331

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 60-61).

4331. — À M. LE COMTE DE TRESSAN.
À Ferney, 12 novembre.

Respectable et aimable gouverneur de la Lorraine allemande et de mes sentiments, mon cœur a bien des choses à vous dire ; mais permettez qu’une autre main que la mienne les écrive, parce que je suis un peu malingre.

Premièrement, ne convenez-vous pas qu’il vaut mieux être gouverneur de Bitche que de présider à une académie quelconque ? Ne convenez-vous pas aussi qu’il vaut mieux être honnête homme et aimable qu’hypocrite et insolent ? Ensuite n’êtes-vous pas de l’avis de l’Ecclésiaste[1], qui dit que tout est vanité, excepté de vivre gaiement avec ce qu’on aime ?

Je m’imagine, pour mon bonheur, que vous êtes très-heureux, et je crois que vous l’êtes de la manière dont il faut l’être dans ce temps-ci, loin des sots, des fripons, et des cabales. Vous ne trouverez peut-être pas à Bitche beaucoup de philosophes ; vous n’y aurez point de spectacles, vous y verrez peu de chaises de poste en cul de singe ; mais, en récompense, vous aurez tout le temps de cultiver votre beau génie, d’ajouter quelques connaissances de détail à vos profondes lumières ; vos amis viendront vous voir ; vous partagerez votre temps entre Lunéville, Bitche, et Toul. Et qui vous empêchera de faire venir auprès de vous des artistes et des gens de mérite qui contribueront aux agréments de votre vie ? Il me semble que vous êtes très-grand seigneur ; cinquante mille livres de rente à Bitche sont plus que cent cinquante mille à Paris. Je ne vous dirai pas que votre règne vous advienne[2], mais que les gens qui pensent viennent dans votre règne. Si je n’étais pas aux Délices, je crois que je serais à Bitche, malgré frère Menoux.

Frère Saint-Lambert, qui est mon véritable frère (car Menoux n’est que faux frère), frère Saint-Lambert, dis-je, qui écrit en vers et en prose comme vous, m’a mandé que le roi Stanislas n’était pas trop content que je préférasse le législateur Pierre au grand soldat Charles. J’ai fait réponse[3] que je ne pouvais m’empêcher, en conscience, de préférer celui qui bâtit des villes à celui qui les détruit ; et que ce n’est pas ma faute si Sa Majesté polonaise elle-même a fait plus de bien à la Lorraine par sa bienfaisance que Charles XII n’a fait de mal à la Suède par son opiniâtreté. Les Russes donnant des lois dans Berlin, et empêchant que les Autrichiens ne fissent du désordre, prouvent ce que valait Pierre. Ce Pierre, entre nous, vaut bien l’autre Pierre-Simon Barjone[4].

Vous devez actuellement avoir reçu mon Pierre : il me fâche beaucoup de ne vous l’avoir point porté ; mais il a fallu jouer le vieillard sur notre petit théâtre, avec notre petite troupe, et je l’ai fait d’après nature. Je suis enchaîné d’ailleurs au char de Cérés comme à celui d’Apollon ; je suis maçon, laboureur, vigneron, jardinier. Figurez-vous que je n’ai pas un moment à moi, et je ne croirais pas vivre si je vivais autrement : ce n’est qu’en s’occupant qu’on existe.

Voilà en partie ce qui me rend grand partisan de M. le maréchal de Belle-Isle[5] ; il travaille pour le bien public du soir au matin, comme s’il avait sa fortune à faire. Tout son malheur est que le succès de ses travaux ne dépend pas de lui. Le maréchal de Daun ne me paraît pas si grand travailleur.

Mon très-aimable gouverneur, vous êtes plus heureux que tous ces messieurs-là ; vous êtes le maître de votre temps, et moi, je voudrais bien employer tout le mien auprès de vous.

Recevez le tendre et respectueux témoignage de tous les sentiments qui m’attachent à vous pour toute ma vie.


Le Suisse V.
  1. i, 2 ; et iii, 12.
  2. « Adecniat regnum tuum. » (Matthieu, chap. vi, vers. 10 ; Luc, chap. xi, vers. 2.)
  3. Cette réponse nous est inconnue ; voyez page 56.
  4. Voyez tome XX, pages 213 et 592.
  5. Ministre de la guerre depuis le mois de mars 1758, mort le 26 janvier 1761.