Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4268

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 548-549).

4268. — À M. LE COMTE DE TRESSAN.
Au château de Ferney, 23 septembre.

Je vous fais mon compliment, comme mille autres, mon très-aimable gouverneur, et, je crois, plus sincèrement et plus tendrement que mille autres. Je défie les Menoux même de s’intéresser plus à vous que moi. Vous voilà gouverneur[1] de la Lorraine allemande ; vous aurez beau faire, vous ne serez jamais Allemand. Mais pourquoi n’êtes-vous pas gouverneur de mon petit pays de Gex ! pourquoi Tityre ne fait-il pas paître ses moutons sous un Pollion tel que vous ! J’ai l’honneur de vous envoyer les deux premiers exemplaires d’une partie de l’Histoire de Pierre le Grand. Il y a un an[2] qu’ils sont imprimés : mais je n’ai pu les faire paraître plus tôt, parce qu’il a fallu auparavant le consentement de la cour de Pétersbourg. Vous êtes, comme de raison, le premier à qui je présente cet hommage. Vous verrez que j’ai fait usage du témoignage honorable[3] que je vous dois. De ces deux exemplaires, il y en a un pour le roi de Pologne. Je manquerais à mon devoir si je priais un autre que vous de mettre à ses pieds cette faible marque de mon respect et de ma reconnaissance. Il est vrai que je lui présente l’histoire de son ennemi : mais celui qui embellit Nancy rend justice à celui qui a bâti Pétersbourg ; et le cœur de Stanislas n’a point d’ennemi. Permettez donc, mon adorable gouverneur, que je m’adresse à vous pour faire parvenir Pierre le Grand à Stanislas le Bienfaisant. Ce dernier titre est le plus beau.

La Lorraine allemande vous fait-elle oublier l’Académie française, dont vous seriez l’ornement ? Certainement vous ne feriez pas une harangue dans le goût de notre ami Lefranc de Pompignan. Vous n’auriez point protégé la pièce des Philosophes ; et, sans déplaire à l’auguste fille du roi de Pologne, auprès de qui vous êtes, vous auriez concilié tous les esprits. Quoique je n’aime guère la ville de Paris, il me semble que je ferais le voyage pour vous donner ma voix.

Je ne sais si les deux Genevois[4] ont eu le bonheur après lequel je soupire, celui de vous voir ; je les avais chargés d’une lettre pour vous. J’avais pris même la liberté de vous communiquer mon petit remerciement[5] au roi de Pologne de son livre intitulé l’Incrédulité combattue par le simple bon sens. Il a daigné me remercier de ma lettre par un petit billet[6] de sa main, qui n’a pas été contre-signé Menoux.

Adieu, monsieur ; daignez, dans le chaos, dans la décadence, dans le temps ridicule où nous sommes, me fortifier contre ce pauvre siècle, par votre souvenir, par vos bontés, par les charmes de votre esprit, qui est du bon temps. Mille tendres respects.

  1. À Bitche, ville de l’ancienne généralité de Nancy.
  2. Voyez le second alinéa de la lettre 3940.
  3. Allusion au petit certificat dont Voltaire parle plus haut, dans la lettre 4231.
  4. MM. Turretin et Rilliet, nommés dans la lettre 4231.
  5. La lettre 4230.
  6. Ce billet n’est pas connu.