Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4316

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 41-42).

4316. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
28 octobre.

Pardon à mes divins anges. Jamais le prophète Grimm ne met au bas de ses lettres un petit signe qui les fasse reconnaître ; jamais il ne donne son adresse. Je prends le parti de vous adresser ma réponse[1]. Lekain m’a mandé qu’il avait en vain combattu Mlle Clairon quand elle me coupait mes membres, quand elle m’étriquait le second acte auquel la dernière scène est absolument nécessaire, quand elle écourtait ses fureurs, etc. J’ai répondu à Lekain, j’ai écrit à Clairon, j’ai soumis ma lettre aux anges, j’ai étalé le plus noble zèle contre la Grève[2].

Après avoir totalement perdu de vue Tancrède pendant huit jours, je viens de le relire… Pièce théâtrale, pièce touchante, sur ma parole ; pain quotidien pour les comédiens. Je demande la reprise à la Saint-Martin, avec toutes les entrailles d’un père. À propos de père, n’y a-t-il point quelque âme charitable qui puisse avertir Brizard-Argire d’être moins de frigidis ?


Éloignez-vous ! sortez ! · · · · · · · · · ·
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Vous n’êtes plus ma fille[3], etc…


Je dis cela avec des sanglot mêlés d’indignation ; je versais des larmes en disant :


Mais elle était ma fille… et voilà son époux.

(Acte II, scène iii)

Je pleurais avec Tancrède ; je frissonnais quand on amenait ma fille ; je me rejetais dans les bras de Tancrède et de mes suivants. On s’intéressait à moi comme à ma fille. Je suis faible, d’accord ; un vieux bonhomme doit l’être : c’est la nature pure. Mohadar[4] est plus beau, j’en conviens. Autre pain quotidien que cette pièce de Fanime ; j’en viendrai à mon honneur, grâce à mes anges. Soyez donc juste, madame Scaliger ; songez que de vingt critiques j’en ai adopté dix-neuf. Je suis pénétré de reconnaissance et de la plus profonde estime pour votre bonne tête ; mais, ma foi, les comédiens n’y entendent rien. Ils m’avaient gâté mon Orphelin chinois, ils cassaient mes magots. Employez donc votre autorité pour que le tripot de Paris joue Tancrède comme il vient d’être joué au tripot de Tournay.

La Muse limonadière me persécute[5] ; si Mme Scaliger, qui se connaît à tout, voulait lui faire une petite galanterie de trente-six livres, je serais quitte. Permettez-vous que je vous prie d’envoyer la lettre[6] à Thieriot par la poste d’un sou ? Pardonnez-moi toutes mes insolences.

  1. Elle n’a pas été recueillie. (Cl.)
  2. Allusion à l’échafaud ; voyez lettre 4297.
  3. Voyez tome V, page 564.
  4. Le personnage appelé Mohadar dans la pièce quand elle était intitulée Fanime ou Médime est nommé Benassar dans Zulime.
  5. Mme d’Argental avait envoyé à M. de Voltaire un quatrain à sa louange, par Mme Bourette. (K.) — Voyez tome XL, page 537.
  6. Probablement celle du 27 octobre, no 4313.