Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4315

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 40-41).

4315. — À M. HELVÉTIUS.
27 octobre.

Je ne sais où vous prendre, mon cher philosophe ; votre lettre n’était ni datée, ni signée d’un H ; car encore faut-il une petite marque dans la multiplicité des lettres qu’on reçoit. Je vous ai reconnu à votre esprit, à votre goût, à l’amitié que vous me témoignez.

J’ai été très-touché du danger où vous me mandez que votre très-aimable et respectable femme a été, et je vous supplie de lui dire combien je m’intéresse à elle.

Oh bien ! je ne suis pas comme Fontenelle, car j’ai le cœur sensible, et je ne suis point jaloux, et, de plus, je suis hardi et ferme ; et si l’insolent frère Le Tellier m’avait persécuté comme il voulut persécuter ce timide philosophe, j’aurais traité Le Tellier comme Berthier. Croiriez-vous que le fils d’Omer Fleury est venu coucher chez moi, et que je lui ai donné la comédie ? Il est vrai que la fête n’était pas pour lui ; mais il en a profité aussi bien que son oncle, l’intendant de Bourgogne, lequel vaut mieux qu’Omer. J’ai reçu le fils de notre ennemi avec beaucoup de dignité, et je l’ai exhorté à n’être jamais l’avocat général de Chaumeix.

Mon cher philosophe, on aura beau faire : quand une fois une nation se met à penser, il est impossible de l’en empêcher. Ce siècle commence à être le triomphe de la raison ; les jésuites, les jansénistes, les hypocrites de robe, les hypocrites de cour, auront beau crier, ils ne trouveront dans les honnêtes gens qu’horreur et mépris. C’est l’intérêt du roi que le nombre des philosophes augmente, et que celui des fanatiques diminue. Nous sommes tranquilles, et tous ces gens-là sont des perturbateurs : nous sommes citoyens, et ils sont séditieux ; nous cultivons la raison en paix, et ils la persécutent ; ils pourront faire brûler quelques bons livres, mais nous les écraserons dans la société, nous les réduirons à être sans crédit dans la bonne compagnie ; et c’est la bonne compagnie seule qui gouverne les opinions des hommes. Frère Elisée[1] dirigera quelques badaudes, frère Menoux quelques sottes de Nancy ; il y aura encore quelques convulsionnaires au cinquième étage ; mais les bons serviteurs de la raison et du roi triompheront à Paris, à Voré[2], et même aux Délices.

On envoya à Paris, il y a deux mois, des ballots de l’Histoire de Pierre le Grand ; Robin devait avoir l’honneur de vous en présenter un, à M. Saurin un autre. J’apprends qu’on a soigneusement gardé les ballots à la chambre nommée syndicale, jusqu’à ce qu’on eût contrefait le livre à Paris : grand bien leur fasse ! Je vous embrasse, vous aime, vous estime, vous exhorte à rassembler les honnêtes gens, et à faire trembler les sots.

V., qui attend H.

  1. J.-Fr. Copel, connu sous le nom de P. Élisée, né à Besançon en 1726.
  2. Château d’Hcevétius (Orne),