Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4314

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 39-40).
4314. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
27 octobre.

Mon divin ange, j’apprends que tous êtes revenu à Paris : vous allez donc reprotéger Tancrède. Vous devez avoir la nouvelle leçon entre les mains ; je l’ai envoyée à Mme Scaliger.

J’attends tout de mes anges, car les anges de ténèbres me persécutent. On m’a fait tenir une copie de Tancrède capable de déshonorer l’auteur, les comédiens, et les protecteurs, et de faire renoncer à la chevalerie et au théâtre. Il est sûr que bientôt ce détestable ouvrage sera imprimé, comme il est sûr que Pondichéry sera pris. J’imagine, mon cher ange, que vous préviendrez l’une de ces deux turpitudes ; que vous ferez jouer Tancrède, vienne la Saint-Martin ; et alors vous aurez la dédicace, que je fortifierai de quelque nouvelle outrecuidance, car il faut montrer aux sots que les philosophes ont autant d’appui que les persécuteurs des philosophes, et de meilleurs appuis.

Il est donc arrivé malheur au Pierre des Cramer. Ils l’avaient mis sous la protection de M. de Malesherbes, et on l’a fait moisir à la chambre syndicale, en attendant qu’on l’eût contrefait. On assure que Moncrif avait été nommé pour examinateur de l’Histoire de Russie. L’auteur des Chats[1] n’est pas trop fait pour juger Pierre le Grand ; il y a loin de sa gouttière au Volga et au Jaïk. Ces petites aventures ne me réconcilient pas avec la bonne ville.


Adieu ; je reviendrai quand ils seront changés[2].


Je ne peux, mon cher ange, m’empêcher de vous répéter ce que j’ai dit à Mme Scaliger de l’effet prodigieux que Mme Denis a fait dans Fanime. Nota bene que vous aurez cette Fanime quand il vous plaira. Je vous supplierai de me renvoyer cette dernière copie avec la première, la plus ancienne de toutes : car il faut confronter, et quand il n’y aurait qu’un vers heureux à se voler à soi-même, il ne faut rien négliger ; les vieillards sont un peu avares.

Ai-je dit à Mme d’Argenlal que nous avions joué Fanime devant le fils d’Omerr de Fleury ? Cela nous porta malheur ; elle fut mal jouée ce jour-là ; cependant elle fit assez d’effet.

J’ai gravement recommandé à Omer minor[3] de ne pas attaquer ouvertement la raison quand il serait avocat dudit seigneur roi.

Mon cher ange, que dirons-nous d’Oreste ? Mettrons-nous des furies dans ce tripot grec ? Je les aimerais mieux qu’une potence dans Tancrède ; il faut que Clairon ait perdu l’esprit. Opposez-vous à cette horreur, et n’ayons rien à l’anglaise, qu’une marine, et la philosophie.

Ne va-t-on pas jouer une pièce[4] de Lemierre ? Il m’a écrit, ce Lemierre ; mais où est sa demeure ? je n’en sais rien. Je prends la liberté de joindre ici ma réponse, et de vous supplier de la lui faire tenir par la poste d’un sou.

La correspondance emporte tout le temps, sans cela vous auriez une pièce nouvelle. Mes divins anges, courage. Je crois Luc bien mal : mais je suis Russe.

  1. Allusion à l’Histoire des chats, qui avait valu à Moncrif le litre d’historiogriffe
  2. Dernier vers du Russe à Paris ; voyez tome X.
  3. Voyez les lettres 4300 et 4302.
  4. Térée, tragédie jouée en 1761.