Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4302

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 27-28).

4302. — À M. DUCLOS.
À Ferney, 22 octobre.

Vous êtes ferme et actif, vous aimez le bien public ; vous êtes mon homme, et je vous aime de tout mon cœur. L’Académie n’a jamais eu un secrétaire tel que vous.

Venons d’abord, monsieur, à ce Dictionnaire que l’Académie va faire imprimer[1].

Vous aurez votre T[2] dans un mois ou six semaines. Vous n’attendez pas après le T quand vous êtes à l’A.

Non vraiment, je ne me repose point. Robin-mouton, vendeur de brochures au Palais-Royal, correspondant de Cramer, et chargé de vous présenter un Pierre, a dû commencer par s’acquitter de ce devoir.

Vous êtes très-louable d’avoir fait sentir au vieux Crébillon sa faute[3]. Je ne m’amuse guère à lire les approbations : je ne savais pas que l’auteur de Rhadamiste et d’Èlectre eût eu l’indignité d’approuver une pièce qui est la honte de la littérature ; c’était se joindre aux lâches persécuteurs des véritables gens de lettres. Mais le bonhomme radote depuis longtemps.

Puissiez-vous réunir et venger les philosophes, qu’on a voulu désunir et accabler ! Est-il possible que ceux qui pensent soient avilis par ceux qui ne pensent pas ! Il faut que je vous conte que nous allions jouer une pièce nouvelle aux Délices ; M. le duc de Villars, notre confrère, y était ; arrive le frère d’Omer de Fleury, notre intendant de Bourgogne, avec le fils d’Omer. Il fut bien reçu, on lui fit fête, on lui donna la comédie. Il me présenta le fils d’Omer comme graine d’avocat général. « Monsieur, dis-je au jeune homme, souvenez-vous qu’il faut être l’avocat de la nation, et non des Chaumeix. » D’ailleurs tout se passa à merveille.

Je prends acte avec vous que le Tancrède que vous avez vu n’est pas tout à fait mon Tancrède, mais celui des comédiens, qui l’ont ajusté à leur fantaisie, et qui l’ont orné d’une soixantaine de vers de leur cru, assez aisés à reconnaître. Ils en ont usé comme de leur bien, parce que je leur ai abandonné le profit de la représentation et de l’édition. J’ai envoyé une petite dédicace à Mme de Pompadour et à M. le duc de Choiseul ; ils l’ont approuvée. Je lui parle (à Mme de Pompadour), dans cette Épître, du bien qu’elle a fait aux gens de lettres ; je commence par citer Crébillon, et même avec quelque éloge, car il faut être poli ; cela rend le procédé de Crébillon plus indigne. Je ne savais pas alors qu’il se fût dégradé au point d’être le receleur de Palissot.

Je finis, mon respectable confrère, par me féliciter de voir à la tête de nos travaux académiques un homme de votre trempe. Parlez, agissez, écrivez hardiment ; le temps est venu où le bon sens ne doit plus être opprimé par la sottise. Laissons le peuple recevoir un bât des bâtiers qui le bâtent, mais ne soyons pas bâtés. L’honnête liberté est notre partage.

Comptez sur l’estime infinie, le dévouement, la fidélité, l’amitié du Suisse V.

  1. Cette quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie françoise parut au commencement de 1762. (Cl.) — La première édition est de 1694, année où naquit Voltaire.
  2. Ce travail de Voltaire a été joint au Dictionnaire philosophique, à la lettre T ; voyez tome XX.
  3. Comme censeur, il avait donné son approbation pour l’impression des Philosophes ; voyez tome V, page 495 ; et XL, 382.