Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4305

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 29-30).

4305. — À M. ***[1].

S’il y a des esprits de travers parmi vous, comme il y en a dans toutes les communautés, il me semble que les bons n’en doivent pas payer pour les méchants, et qu’on n’en doit pas moins estimer un Bourdaloue, parce qu’on méprise un Garasse.

Ce monde-ci est une guerre continuelle ; on a des ennemis et des alliés. Nous voilà alliés contre le gazetier janséniste, et je souhaite que le Journal de Trévoux ne me fasse pas d’infidélités. Il ne faut pas ressembler au bon David, qui pillait également les Juifs et les Philistins.

Dans cette guerre interminable d’auteurs contre auteurs, de journaux contre journaux, le public ne prend d’abord aucun parti que celui de rire ; ensuite il en prend un autre, c’est celui d’oublier à jamais tous ces combats littéraires. Le gazetier ecclésiastique s’imagine que l’Europe s’occupera longtemps de ses feuilles ; mais le temps vient bientôt où l’on nettoie la maison et où l’on détruit les toiles des araignées. Chaque siècle produit tout au plus dix ou douze bons ouvrages ; le reste est emporté par le torrent du fleuve de l’oubli. Eh ! qui se souvient aujourd’hui des querelles du Père Bouhours et de Ménage ? Et si Racine n’avait pas fait ses tragédies, saurait-on qu’il écrivit contre Port-Royal ? Presque tout ce qui n’est que personnel est perdu pour le reste des hommes.

  1. Dans les éditions de Kehl, cette lettre était intitulée Frafgent à un jésuite, et classée à la fin de 1759. La transposition en octobie 1760 est de M. Clogenson. (Cl.)