Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4280

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 563-564).

4280. — À MADAME DE FONTAINE.
Aux Délices, 29 septembre.

Je suis bien fatigué, ma chère nièce. Monsieur le grand écuyer de Cyrus, monsieur le jurisconsulte, vous avez fait une course à Paris qui est d’une belle âme. Venir voir Tancrède, pleurer, et repartir, c’est un trait que l’enchanteur qui écrira votre histoire et la mienne ne doit pas oublier.

Nous venons aussi déjouer Tancrède de notre côté, et nous vous aurions cent fois mieux aimés à Tournay qu’à Paris. Je vous avertis que la pièce vaut mieux sur mon théâtre que sur celui des comédiens. J’y ai mis bien des choses qui rendent l’action beaucoup plus pathétique. Je n’ai pas eu le temps de les envoyer aux comédiens de Paris ; et d’ailleurs on ne peut commander son armée à cent lieues de chez soi.

Je vous avertis que je la dédie à Mme de Pompadour, non-seulement parce que je lui ai beaucoup d’obligations, mais parce qu’elle a beaucoup d’ennemis, et que j’aime passionnément à braver les cabales. Vous avez pu juger, par ma lettre[1] au roi de Pologne, si je sais dire hardiment des vérités utiles.

Si je voyais votre ami, M. de Silhouette, je lui dirais des vérités inutiles ; je lui dirais qu’il ne fallait pas, dans un temps de crise, faire trembler les créanciers, qu’on ne doit intimider qu’en temps de paix ; et j’ajouterais que si jamais il revient en place, il fera du bien à la nation ; mais je doute qu’il rentre dans le ministère. Je doute aussi que nous ayons la paix qui nous est nécessaire. J’ajoute à tant de doutes que j’ignore si je pourrai vous aller voir à Hornoy.

Il faut que je fasse le second volume de l’Histoire du czar, dont je vous envoie le premier, qui ne vous amusera guère ; rien de plus ennuyeux, pour une Parisienne, que des détails de la Russie. En récompense, je joins à mon paquet deux comédies.

Monsieur le grand ccuyer de Cyrus, l’histoire de la princesse de Russie est plus amusante que celle de son beau-père. Je suis au désespoir que ce soit un roman ; car je m’intéresse tendrement à Mme d’Auban[2].

Monsieur le Jurisconsulte, pensez-vous que cette princesse morte à Pétersbourg, et vivante à Bruxelles, soit en droit de reprendre son nom ? Je vous avertis que je suis pour l’affirmative, attendu que j’ai lu dans un vieux sermon que Lazare, étant ressuscité, revint à partage avec ses sœurs. Voyez ce qu’on en pense dans votre école de droit.

Pardon de ma courte lettre ; il faut répéter Mahomet et l’Orphelin de la Chine. Le duc de Villars, qui est un excellent acteur, joue avec nous en chambre, afin de ne pas compromettre sur le théâtre la dignité de gouverneur de province.

Le théâtre de Tournay sera désormais à Ferney. J’y vais construire une salle de spectacle, malgré le malheur des temps ; mais, si je me damne en faisant bâtir des théâtres, je me sauve en édifiant une église. Il faut que j’y entende la messe avec vous, après quoi nous jouerons des pièces nouvelles.

  1. La lettre 4230.
  2. Voyez la lettre 4264 et le fragment de lettre du 22 janvier 1761.