Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4264

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 543-545).
4265. — À M. JEAN SCHOUVALOW.
Ferney, 21 septembre.

Monsieur, Votre Excellence a reçu sans doute la lettre de M. le comte de Golowkin[1]. J’ai pris la liberté de lui adresser pour vous un petit ballot, contenant quelques exemplaires du premier volume de l’Histoire de Pierre le Grand. Votre Excellence en présentera un à Sa Majesté impériale, si elle le juge à propos ; je m’en remets en tout à ses bontés. J’ai amassé de mon côté des matériaux pour le second volume ; ils viennent de M. le comte de Bassevitz, qui fut longtemps employé à Pétersbourg. Le gentilhomme[2] que vous m’avez annoncé, qui devait me rendre de votre part de nouveaux mémoires, n’est point venu ; je l’attends depuis près de deux mois.

Je ne peux m’empêcher de vous conter qu’on m’a remis des anecdotes bien étranges, et qui sont singulièrement romanesques. On prétend que la princesse, épouse du czarowitz, ne mourut point en Russie ; qu’elle se fit passer pour morte ; qu’on enterra une bûche qu’on mit dans sa bière ; que la comtesse de Kœnigsmarck conduisit cette aventure incroyable ; qu’elle se sauva avec un domestique de cette comtesse ; que ce domestique passa pour son père ; qu’elle vint à Paris ; qu’elle s’embarqua pour l’Amérique ; qu’un officier français, qui avait été à Pétersbourg, la reconnut en Amérique, et l’épousa ; que cet officier se nommait d’Auban[3] ; qu’étant revenue d’Amérique, elle fut reconnue par le maréchal de Saxe ; que le maréchal se crut obligé de découvrir cet étrange secret au roi de France ; que le roi, quoique alors en guerre avec la reine de Hongrie, lui écrivit de sa main pour l’instruire de la bizarre destinée de sa tante ; que la reine de Hongrie écrivit à la princesse, en la priant de se séparer d’un mari trop au-dessous d’elle, et de venir à Vienne ; mais que la princesse était déjà retournée en Amérique ; qu’elle y resta jusqu’en 1757, temps auquel son mari mourut, et qu’enfin elle est actuellement à Bruxelles, où elle vit retirée, et subsiste d’une pension de vingt mille florins d’Allemagne que lui fait la reine de Hongrie. Comment a-t-on le front d’inventer tant de circonstances et de détails ? ne se pourrait-il pas qu’une aventurière ait pris le nom de la princesse épouse du czarowitz ? Je vais écrire à Versailles pour savoir quel peut être le fondement d’une telle histoire, incroyable dans tous les points.

Je me flatte que notre Histoire de votre grand empereur sera plus vraie. Songez, monsieur, que je me suis établi votre secrétaire ; dictez-moi du palais de l’impératrice, et j’écrirai.

M. de Soltikof passe sa vie à étudier. Il se dérobe quelquefois à son travail pour assister à nos jeux olympiques. Nous jouons des tragédies nouvelles sur mon petit théâtre de Tournay. Nous avons des acteurs et des actrices qui valent mieux que des comédiens de profession. Notre vie est plus agréable que celle qu’on mène actuellement en Silésie ; on s’égorge, et nous nous réjouissons.

J’ignore toujours si vous avez reçu le gros ballot que j’adressai à M. de Kaiserling, et la caisse de Colladon. Il y a malheureusement bien loin d’ici à Pétersbourg. Je serai toute ma vie, avec le plus sincère et le plus inviolable dévouement, etc.

  1. Ambassadeur de Russie à la Haye ; mort vers cette époque.
  2. Pouschkin, nommé dans les lettres du 30 mars et du 24 mai 1761, à Schouvalow.
  3. Voyez, à sa date, le fragment de lettre du 22 janvier 1761.