Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4274

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 556-559).

4274. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
24 septembre.

Mes divins anges, il faut vous rendre compte de tout. Nous venons de jouer Tancrède en présence d’une douzaine de Parisiens, à la tête desquels était M. le duc de Villars. Non, vous ne vous imaginez pas quel talent Mme Denis a acquis. Je voudrais qu’on pût compter les larmes qu’on verse à Paris et chez nous, et nous verrions qui l’emporte. Je vous dois celles de Paris : car les longueurs tarissent les pleurs, et vos coupures judicieuses, en rapprochant l’intérêt, l’ont augmenté.

Détaillons un peu les obligations que je vous ai. Premier acte, premier remerciement. La première scène du second, supprimée ; profit tout clair. Le monologue que j’ai envoyé fait très-bien chez nous, et doit réussir chez vous. Au troisième acte, pardon. Ce n’est pas sûrement vous qui avez mis ces malheureux vers :


Car tu m’as déjà dit que cet audacieux[1]
À sur Aménaïde osé lever les yeux, etc.


On devrait lui répondre : « Mon ami, si on t’a déjà dit qu’on te prend ta maîtresse, tu devais donc en parler d’abord, tu devais donc être au désespoir. » C’est un contre-sens horrible.

Écoutez-moi, mes chers anges. On n’a pas fait réflexion qu’Aldamon n’est pas encore le confident de la passion de Tancrède ; on a imaginé que Tancrède lui parlait comme à un homme instruit de l’état de son cœur : il est évident que c’est et que ce doit être tout le contraire. Aldamon est un soldat attaché à Tancrède, qui a favorisé son retour, et rien de plus. Il est si clair qu’il ne sait point la passion de Tancrède, que Tancrède lui dit :


Cher ami, je te dois
Plus que je n’ose dire, et plus que tu ne crois.

(Acte III, scène i.)


Donc Aldamon ne sait rien. Peu à peu la confiance se forme dans cette scène, et Aldamon, qui doit avoir assez de sens pour apercevoir une passion qu’il approuve, court faire son message, en disant à Tancrède,

C’est vous qui m’envoyez, je réponds du succès.


Il est bien mieux de mettre ce je réponds du succès dans la bouche du confident que dans celle de Tancrède, car alors Tancrède dit, avec bien plus de bienséance et d’enthousiasme, il sera favorable. Nous demandons tous à genoux qu’on laisse le troisième acte comme il est. Est-il possible qu’on ait ôté ces vers :


Rien n’est changé, je suis encor sous le couteau.
Tremblez moins pour ma gloire, etc.

(Acte III, scène vii.)

Ces vers, récités avec une fermeté attendrissante, ont arraché des larmes. Si le père est si étriqué, s’il ne prend pas un intérêt tendre à la chose, s’il ne flotte pas entre la crainte et l’espérance, en vérité l’intérêt total diminue, et la pièce en général est bien moins touchante. J’ai écrit à Lekain sur ce troisième acte, et je lui ai montré l’excès de ma douleur.

Dans le quatrième acte, il y a beaucoup d’art à fonder, comme vous avez fait, mes divins anges, la crédulité de Tancrède. Je voudrais seulement qu’il ne dît pas qu’il a pénétré le fond de cet affreux mystère[2], mais qu’on ne l’a que trop dévoilé. Vous ne pouvez sans doute souffrir ces vers :


Dans le rapide cours des plus brillants succès,
Solamir l’eût-il fait sans être sûr de plaire[3] ?


Je tiens toujours que c’est assez que le vieux Argire ait dit à Tancrède : Elle est coupable. Un père au désespoir est le plus fort des témoignages. Mais, si vous voulez que Tancrède invente encore des raisons pour se convaincre, à la bonne heure ; il faudra faire des vers.

Au cinquième acte, c’est encore un coup de maître d’avoir rendu à la fois le récit de Catane plus vraisemblable et plus intéressant ; mais je ne peux concevoir pourquoi on a retranché :


Courez, rendez Tancrède à ma fille innocente.

(Acte V, scène ii.)


Ce vers me paraît de toute nécessité.

Si


Ô jour du changement ! ô jour du désespoir !

(Acte V, scène v.)


a fait un si mauvais effet, cela prouve que Brizard a joué bien froidement ; mais, bagatelle.

Je conviens que Mlle Clairon peut faire une très-belle figure[4], en tombant aux pieds de Tancrède ; mais si vous aviez vu Mme Denis, pleurante et égarée, se relever d’entre les bras qui la soutiennent, et dire d’une voix terrible :


· · · · · · · · · · Arrêtez… vous n’êtes point mon père !

(Acte V, scène vi.)
vous avoueriez que nul tableau n’approche de cette action pathétique, que c’est là la véritable tragédie. Une partie des spectateurs se leva à ce cri, par un mouvement involontaire ; et pardonnez arracha l’âme. Il y a un aveuglement cruel à me priver du plus beau morceau de la pièce ; je vous conjure de me le rendre. Qui empêche Mlle Clairon de se jeter et de mourir aux pieds de Tancrède, quand son père, éperdu et immobile, est

éloigné d’elle, ou qu’il marche à elle ? Qui l’empêche de dire j’expire, et de tomber près de son amant ?


Barbare ! laisse là ce repentir si vain[5],


fait un très-bel effet parmi nous, qui n’avons pas la ridicule impatience de votre parterre. Vous êtes bien bons de céder à l’impétuosité de la nation ; il faut la subjuguer.

La somme totale de ce compte est remerciement, tendresse, respect, et envie de ne point mourir sans vous revoir.

  1. Voyez tome V, page 567.
  2. Voyez tome V, page 544.
  3. Nous n’avons pas donné dans les variantes cette version des vers 10 et 11 de la page 544 du tome V.
  4. Mlle Clairon, plutôt jolie que belle, avait, dit-on, beaucoup de dignité et de noblesse dans sa taille et dans sa figure ; et elle n’avait alors que trente-six ans.
  5. Ce vers, qui était dans la scène vi du Ve acte, n’a point de rime dans le texte conservé. (B.)