Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4273

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 554-556).

4273. — À M. PALISSOT[1].
Au château de Ferney, par Genève, 24 septembre.

Je dois me plaindre, monsieur, de ce que vous avez imprimé mes lettres[2] sans mon consentement. Ce procédé n’est ni de la philosophie ni du monde[3]. Je réponds cependant à votre lettre du 13 septembre, mais c’est en vous priant, par tous les devoirs de la société, de ne point publier ce que je ne vous écris que pour vous seul.

Je commence par vous remercier de la part que vous voulez bien prendre au petit succès de Tancrede. Vous avez raison de ne vouloir d’appareil et d’action au théâtre qu’autant que l’un et l’autre sont liés à l’intérêt de la pièce ; vous écrivez trop bien pour ne pas vouloir que le poëte l’emporte sur le décorateur.

Je suis encore de votre avis sur les guerres littéraires ; mais vous m’avouerez[4] que, dans toute guerre, l’agresseur seul a tort devant Dieu et devant les hommes. La patience m’a échappé au bout de quarante années ; j’ai donné quelques petits coups de patte à mes ennemis, pour leur faire sentir que, malgré mes soixante-sept ans, je ne suis pas paralytique. Vous vous y êtes pris de meilleure heure que moi ; vous avez fait des estafilades à des gens qui ne vous attaquaient pas, et malheureusement je suis l’ami de quelques personnes à qui vous avez fait sentir vos griffes. Je me suis donc trouvé entre vous et mes amis, que vous déchirez ; vous sentez que vous me mettiez dans une situation très-désagréable. J’avais été touché de la visite que vous m’aviez faite aux Délices[5] ; j’avais conçu beaucoup d’amitié pour vous et pour M. Patu, avec qui vous aviez fait le voyage ; et mes sentiments, partagés entre vous et lui, se réunissaient pour vous après sa mort. Vos lettres m’avaient beaucoup plu ; je m’intéressais à vos succès, à votre fortune ; votre commerce, qui m’était très-agréable, a fini par m’attirer les reproches les plus vifs de la part de mes amis. Ils se sont plaints de ma correspondance avec un homme qui les outrageait. Pour comble de désagrément, on m’a envoyé des Notes[6] imprimées en marge de vos lettres ; ces notes sont de la plus grande dureté.

Vous ne devez pas être étonné que des esprits offensés ne ménagent pas l’offenseur. Cette guerre avilit les lettres ; elles étaient déjà assez méprisées et assez persécutées par la plupart des hommes, qui ne connaissent que la fortune. Il est très-mal[7] que ceux qui devraient être unis par leur goût et leur sentiment se déchirent comme s’ils étaient des jansénistes et[8] des molinistes. De petits scélérats[9] en robe noire ont opprimé des gens de lettres, parce qu’ils osaient en être jaloux. Tout homme qui pense devait s’élever contre ces fanatiques[10] hypocrites. Ils méritent d’être rendus exécrables à leur siècle et à la postérité. Jugez combien je dois être affligé que vous ayez[11] combattu sous leurs étendards !

Ce qui me console, c’est qu’enfin on rend justice. L’Académie entière a été indignée du Discours de Lefranc ; vous auriez pu un jour être de l’Académie, si vous n’aviez pas insulté publiquement deux de ses membres[12] sur le théâtre. Vous savez que nos amis nous abandonnent aisément, et que les ennemis sont implacables.

Toute cette aventure m’a ôté ma gaieté, et ne me laisse avec vous que des regrets. Pompignan et Fréron m’amusaient, et vous m’avez contristé.

Tout malingre que je suis, je prends la plume pour vous dire que je ne me consolerai jamais de cette aventure, qui fait tant de tort aux lettres ; que les lettres sont un métier devenu avilissant, abominable, et que je suis fâché de vous avoir aimé et elles aussi.

  1. Je suis pour cette lettre le texte donné par M. Renouard, qui a eu l’original à sa disposition. Cependant Palissot, en le faisant imprimer en 1802, page 134 du tome XLIX de son édition des Œuvres de Voltaire, lui donne la date du 24 novembre, qu’il lui a conservée, en 1809, dans l’édition de ses propres Œuvres (tome I, page 461). Mais Palissot ne s’est pas borné à changer la date, il a changé le texte dans plusieurs passages ; mais c’est fort peu de chose, comme on le verra par les variantes que je donne.

    Une copie de la main de Wagnière présentait, de son côté, de si grandes différences que plusieurs de mes prédécesseurs l’ont aussi imprimée ; c’est aussi ce que j’ai fait. (B.) — Voyez n° 4288.

  2. Palissot avait publié sa correspondance avec Voltaire sous le titre de : Lettres de M. de Voltaire à M. Palissot, avec les réponses à l’occasion de la comédie des Philosophes ; 1760, in-12 de 68 pages. Les lettres de Voltaire sont celles des 4 et 23 juin, et du 12 juillet. Il n’y a qu’un fragment de cette dernière (voyez une note de la lettre 4184). Le recueil de Palissot est terminé par une lettre à un journaliste.
  3. Voici le texte donné par Palissot : « … ni du monde. Mais je dois vous remercier. »
  4. Texte de Palissot : « mais vous sentez ».
  5. En 1755. — Voyez la lettre 3071.
  6. Le petit recueil publié par Palissot, et dont il est parlé dans la note 2 de la page précédente, fut reproduit dans le Recueil des facéties parisiennes (voyez tome XXIV, page 127). Cinq notes assez dures contre Palissot avaient été ajoutées au bas des pages de sa Lettre à un journaliste, qui termine sa petite brochure.
  7. Texte de Palissot : « Il est très-cruel ».
  8. Le et n’est pas dans le texte de Palissot.
  9. Texte de Palissot : « De petits fanatiques ont opprimé. » M. Clogenson dit qu’Omer Joly de Fleury était un de ceux que Voltaire désigne par l’expression De petits scélérats en robe noire.
  10. Texte de Palissot : « contre ces hypocrites ».
  11. Texte de Palissot : « ayiez ».
  12. Duclos et d’Alembert.