Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4272

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 552-554).

4272. — À M. LEKAIN.
24 septembre.

Avant d’aller jouer Tancrède, et après avoir écrit une longue lettre à M. et Mme d’Argental, et après avoir fait un petit monologue pour Mlle Clairon à la fin du second acte, et après avoir enragé qu’on ne m’ait pas averti plus tôt, et après m’être voulu beaucoup de mal d’être si loin de vous, et n’en pouvant plus, j’aurai peut-être encore le temps, mon cher Lekain, de vous dire un petit mot que je n’ai point dit à M. et à Mme d’Argental, en leur écrivant à la hâte, et étant ivre de leurs bontés.

C’est au sujet du troisième acte. Nous serions bien fâchés de le jouer comme on le joue au Théâtre-Français. Vous n’avez pas fait attention qu’Aldamon n’est point du tout le confident de Tancrède ; c’est un vieux soldat qui a servi sous lui. Mais Tancrède n’est pas assez imprudent pour lui parler d’abord de sa passion ; il ne laisse échapper son secret que par degrés. D’abord il lui demande simplement où demeure Aménaïde ; et c’est cette simplicité précieuse qui fait ressortir le reste. Il ne s’informe que peu à peu, et par degrés, du mariage. Il ne doit point du tout dire à Aldamon :


Car ta m’as déjà dit que cet audacieux, etc.[1].


Ce vers gâte la scène de toutes façons. Si Aldamon lui a déjà dit cette nouvelle, s’il en est sûr, s’il s’écrie : Il est donc vrai, il doit arriver désespéré ; il ne doit parler que de sa douleur : et le commencement de la scène, qui chez moi fait un très-grand effet, devient très-ridicule.

Ne sentez-vous pas que tout l’artifice de cette scène consiste, de la part de Tancrède, à s’ouvrir par gradation avec Aldamon ? Il s’en faut bien qu’il doive lui dire tout son secret ; et quand il lui dit :


Cher ami, tout mon cœur s’abandonne à ta foi,

(Acte III, scène i.)


remarquez qu’il se donne bien de garde de dire : J’aime Aménaïde. Il le lui fait assez entendre, et cela est bien plus naturel et bien plus piquant. Il ne veut paraître que comme un ancien ami de la maison. Il ferait très-mal d’aller plus loin.


Ce séjour adoré qu’habite Aménaïde


est un vers d’opéra, intolérable.

Concevez donc qu’il ne permet à son amour d’éclater que dans son monologue. C’est là qu’il doit commencer à dire : Aménaïde m’aime. S’il le dit, ou s’il le fait trop entendre auparavant, cela devient froid et absurde.

Le vers d’Aldamon :

Je vais parler de vous, je réponds du succès,

(Acte III, scène i.)
est très à sa place. Il respecte, il aime Tancrède comme un grand homme, il sait que le nom de Tancrède est révéré dans la maison ; il est plein de cette idée ; il la confond avec un simple message. Et quand Aldamon dit ce vers : Je réponds du succès, etc., Tancrède a bien meilleur air à dire avec enthousiasme :

Il sera favorable, etc…


Je vous prie très-instamment, mon cher ami, de représenter toutes ces choses à M. d’Argental, et de remettre absolument le troisième acte comme il est. Vous me feriez un tort irréparable si vous continuiez à m’exposer ainsi devant le public, et surtout si l’on imprimait la pièce dans l’état où elle est, par ma négligence et mon absence. Voyez à quoi je serais réduit si Prault imprimait la pièce avant que je vous l’aie envoyée, signée de ma main. Prévenez ce coup, pour vous et pour moi.

Je ne peux entrer ici dans aucun détail ; mais je dois vous dire que, dans la fermentation des esprits, au milieu de la guerre civile littéraire, il faut s’attendre, les premiers jours, aux critiques les plus injustes. C’est une poussière qui s’élève et qui se dissipe bientôt. Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Voyez tome V, page 367.