Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4261

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 541-542).

4261. — À M. LE CHEVALIER DE R…X,
à toulouse.
Aux Délices, 20 septembre.

Monsieur, je ne me porte pas assez bien pour avoir autant d’esprit que vous. Vous me prenez trop a votre avantage, comme disait Walter à Saint-Évremond. Vous êtes bien bon de lire des choses dont je ne me souviens plus guère ; mais vous avez trop d’esprit pour ne pas voir que la Réception de M. de Montesquieu à l’Acadèmie française, pour s’être moqué d’elle, n’est qu’un trait plaisant, et rien de plus. Faites comme l’Académie, monsieur ; entrez dans la plaisanterie, et surtout ne lisez jamais les discours de M. Mallet[1] à moins que vous n’ayez une insomnie.

Vous expliquez très-bien, monsieur, ce que M. de Montesquieu pouvait entendre par le mot vertu[2] dans une république. Mais, si vous vous souvenez que les Hollandais ont mangé sur le gril le cœur des deux frères de Witt ; si vous songez que les bons Suisses, nos voisins, ont vendu le duc Louis Sforce pour de l’argent comptant ; si vous songez que le républicain Jean Calvin, ce digne théologien, après avoir écrit qu’il ne fallait persécuter personne, pas même ceux qui niaient la Trinité, fit brûler tout vif, et avec des fagots verts, un Espagnol[3] qui s’exprimait sur la Trinité autrement que lui ; en vérité, monsieur, vous en conclurez qu’il n’y a pas plus de vertu dans les républiques que dans les monarchies. Ubicumque calculum ponas, ibi naufragium inventes[4]. Comptez que le monde est un grand naufrage, et que la devise des hommes est : Sauve qui peut !

Je suis très-fâché d’avoir dit que Guillaume le Conquérant disposait de la vie et des biens de ses nouveaux sujets, comme un monarque de l’Orient ; vous faites très-bien de me le reprocher. Je devais dire seulement qu’il abusait de sa victoire, comme on fait toujours en Orient et en Occident : car il est très-certain qu’aucun monarque du monde n’a le droit de s’amuser à voler et à tuer ses sujets, selon son bon plaisir.

Nos pauvres historiens nous en ont trop fait accroire ; et le plus mauvais service qu’on puisse rendre au genre humain est de dire, comme ils font, que les princes orientaux sont très-bien venus à couper toutes les têtes qui leur déplaisent. Il pourrait très-bien arriver que les princes occidentaux, et leurs confesseurs, s’imaginassent que cette belle prérogative est de droit divin. J’ai vu beaucoup de voyageurs qui ont parcouru l’Asie ; tous levaient les épaules quand on leur parlait de ce prétendu despotisme indépendant de toutes les lois. Il est vrai que, dans les temps de trouble, les monarques et les ministres d’Orient sont aussi méchants que nos Louis XI et nos Alexandre VI ; il est vrai que les hommes sont partout également portés à violer les lois, quand ils sont en colère ; et que, du Japon jusqu’à l’Irlande, nous ne valons pas grand’chose. Il y a pourtant d’honnêtes gens ; et la vertu, quand elle est éclairée, change en paradis l’enfer de ce monde.

Il paraît par votre lettre, monsieur, que votre vertu est de ce genre, et que l’illustre président de Montesquieu aurait eu en vous un ami digne de lui.

Un homme dont les terres ne sont pas, je crois, éloignées de chez vous, est venu passer quelque temps dans ma retraite : c’est M. le marquis d’Argence[5]. Il me fait éprouver qu’il n’y a rien de plus aimable qu’un homme vertueux qui a de l’esprit. Je voudrais être assez heureux pour que vous me fissiez le même honneur qu’il m’a fait.

J’ai celui d’être, avec la plus respectueuse estime, etc[6].

  1. Il s’agit probablement de P.-H. Mallet, que Voltaire avait, en 1752, fait nommer à l’Académie de Lyon (voyez tome XXXVII, pages 467 et 485), et qui venait de retourner à Genève.
  2. Voyez l’Esprit des lois, liv. III, chap. v.
  3. Michel Servet.
  4. Citation inexacte de Pétrone ; voyez la note, tome XXXIV, page 28.
  5. Voyez page 182.
  6. Dans le recueil intitulé Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse (voyez tome XXV, page 579), cette lettre contient de plus une ligne que voici :

    « P. S. Pardon, monsieur, si je n’ai pas écrit de ma main. »