Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4226

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 506-508).

4226. — À M. MARMONTEL,
à paris.
13 auguste.

Nous avions été un peu alarmés, monsieur, de certaines terreurs paniques que messieurs les directeurs de la poste avaient conçues : jamais crainte n’a été plus mal fondée. M. le duc de Choiseul et Mme de Pompadour connaissent la façon de penser de l’oncle et de la nièce ; on peut tout nous envoyer sans risque ; on sait que nous aimons le roi et l’État. Ce n’est pas chez nous que les Damiens ont entendu des discours séditieux[1] ; on ne prétend point chez nous que l’État doive périr faute de subsides ; nous n’avons point de convulsionnaires dans nos terres. Je dessèche des marais, je bâtis une église, et je fais des vœux pour le roi. Nous défions tous les jansénistes et tous les molinistes d’être plus attachés à l’État que nous le sommes. Il est vrai que nous rions du matin au soir des Pompignan et des Fréron ; mais, quoique Lefranc ait épousé la veuve[2] d’un directeur des postes, il ne peut empêcher qu’on ne me donne, tous les ordinaires, une liste de ses ridicules. Vous pouvez m’écrire en toute sûreté : le roi ne trouve point mauvais que des amis s’écrivent que Fréron est un bas coquin, et Lefranc un impertinent. Les pauvretés de la littérature n’empêchent pas que M. le maréchal de Broglie ne soit dans Cassel.

Abraham Chaumeix, Jean Gauchat, Martin[3] Trublet, ne m’empêcheront pas de donner un beau feu d’artifice à la fin de la campagne.

Mon cher ami, il faut que le roi sache que les philosophes lui sont plus attachés que les fanatiques et les hypocrites de son royaume : l’univers n’en saura rien ; l’univers n’est fait que pour Pompignan. Je vous écris cette lettre en droiture, parce que M. Bouret ne m’a offert ses bons offices que pour de gros paquets. Mandez-nous, je vous prie, par qui l’on peut vous sauver dorénavant de l’impôt d’une lettre ; dites-moi avec quelle noble fierté l’ami Fréron reçoit le fouet et la fleur de lis qu’on lui donne trois fois par semaine[4] à la Comédie ; donnez-nous des nouvelles surtout de votre situation, de vos desseins, et de vos espérances ; l’oncle et la nièce s’intéressent également à vous. Présentez mes respects, je vous prie, à Mme Geoffrin[5]. Si vous voyez M. Duclos, dites-lui, je vous prie, combien je l’estime, et à quel point je lui suis attaché ; mais surtout soyez bien persuadé que vous aurez toujours dans l’oncle et dans la nièce deux amis essentiels.

Est-il possible qu’il y ait encore quelqu’un qui reçoive Fréron chez lui ? Ce chien, fessé dans la rue, peut-il trouver d’autre asile que celui qu’il s’est bâti avec ses feuilles ? Est-il vrai qu’il est brouillé avec Palissot, et que la discorde est dans le camp des ennemis ? Contribuez de tout votre pouvoir à écraser les méchants et la méchanceté, les hypocrites et l’hypocrisie ; ayez la charité de nous mander tout ce que vous saurez de ces garnements. Mais, comme il faut mêler l’agréable à l’utile, parlez-moi de Melpomène Clairon.

Que fait-elle ? que dit-elle ? que jouera-t-elle ? Lui a-t-on lu


· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · d’une voix fausse et grêle,
Le triste drame écrit pour la Denèle ?

(Le Pauvre Diable, v. 135.)

Quelque chose qu’elle joue, ce sera un beau tapage quand elle reparaîtra sur la scène. Adieu ; si vous avez envie de faire quelque tragédie, venez la faire chez nous ; c’est avec ses frères qu’il faut réciter son office.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Voyez tome XXV, page 389.
  2. M.-Ant.-Fél. de Caulaincourt, mariée en premières noces à Grimod du Fort.
  3. Ce prénom, comme celui de Jean donné à Gauchat, sont de l’invention de Voltaire, qui dit à Linant dans la lettre 4192:« Il y a tant de gens à la foire qui s’appellent Martin ! »
  4. On jouait l’Écossaise trois fois par semaine ; voyez la lettre 4214.
  5. Voyez une note sur la lettre du 21 mai 1764 qui lui est adressée.