Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4227

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 508-510).

4227. — À M. D’ALEMBERT.
À Ferney, 13 auguste.

Vous êtes assurément, mon divin Protagoras, un des plus salés philosophes que je connaisse ; vous devriez bien honorer de quelques pincées de votre sel cette troupe de polissons hypocrites qui veut tantôt être sérieuse et tantôt plaisante, et qui n’est jamais que ridicule. Si on ne peut avoir l’aréopage de son côté, il faut avoir les rieurs, et il me paraît qu’ils sont pour nous.

Sans doute il faut se réunir avec Duclos, et même avec Mairan, quoiqu’il se soit plaint quelquefois amèrement d’être contrefait par vous en perfection ; il faut qu’on puisse couvrir tous les philosophes d’un manteau ; marchez, je vous en conjure, en bataillon serré. Je suis enivré de l’idée de mettre Diderot à l’Académie ; ou je me trompe, ou vous avez une belle ouverture. L’Académie travaille à son Dictionnaire, et y fait entrer tous les termes des arts. On dira au roi qu’on ne peut achever ce dictionnaire sans Diderot : cela pourra exciter une petite guerre civile, et, à votre avis, la guerre civile n’est-elle pas fort amusante ? Après avoir fait entrer Diderot, je prétends qu’on fasse entrer l’abbé Mords-les[1]. Il ne se passait pas de jour de poste que je n’écrivisse pour cet abbé, que je n’ai pas l’honneur de connaître ; mais j’aime passionnément mes frères en Belzébuth, Je crois, entre nous, que M. d’Argental a fait déterminer le temps de sa captivité en Babylone, et qu’il a beaucoup plus servi que Jean-Jacques à délivrer notre frère.

J’ai lu mon Commercium epistolicum[2], que Charles Palissot a fait imprimer. Je ne sais pas si un bon chrétien comme lui, qui se respecte et qui observe toutes les bienséances, est en droit d’imprimer les lettres qu’on lui écrit. Il a poussé la délicatesse jusqu’à altérer le texte[3] en plusieurs endroits ; mais il en reste encore assez pour que le public ait quelques reproches à lui faire sur sa conduite et sur ses œuvres. Il me semble qu’il s’est fait son procès lui-même. Le pis de la chose, c’est qu’il croit sa pièce bonne, parce qu’elle n’est pas absolument mal écrite ; il ne sait pas encore qu’il faut être ou plaisant ou intéressant.

On m’a parlé d’une Lettre au vieux Stentor-Astruc, qu’on dit qui fait crever de rire ; j’espère que le fidèle Thieriot me l’enverra. Adieu, mon grand et charmant philosophe ; quoique j’aie dit à Palissot que vous m’écrivez quelquefois des lettres de Lacédémonien[4], je voudrais que vous fussiez avec moi le plus diffus de tous les hommes.

Il faut que vous me fassiez un plaisir essentiel ; je veux finir ma vie par le supplice que demandait Arlequin[5] : il voulait mourir de rire. Engagez l’ami Thieriot ou le prêtre de Baal, Mords-les, à me donner les éclaircissements suivants, que je demande.

Quelques anecdotes vraies sur Gauchat et Chaumeix ; quels sont leurs ouvrages, le nom de leurs libraires ; le catalogue des œuvres de l’évêque du Puy, Pompignan, en recommandant à l’ami Thieriot de m’envoyer la Réconciliation[6] de la piété et de l’esprit ; le nom de la maq… nommée par l’archevêque[7] pour directrice de l’hôpital ; le nom du magistrat qui a le plus protégé en dernier lieu les convulsionnaires ; le nom du révérend père jésuite du collège de Louis le Grand, qui passe pour aimer le plus tendrement la jeunesse. J’attends ces utiles mémoires pour mettre au net une Dunciade : cela m’amuse plus que Pierre le Grand. J’aime mieux les ridicules que les héros. Le conte du Tonneau a fait plus de mal à l’Église romaine que Henri VIII.

Luc périra. C’est bien dommage que Luc ait voulu faire le roi ; il ne devait faire que le philosophe.

Je viens de lire le passage d’un jacobin ; le voici : « Le prêtre qui célèbre fait beaucoup plus que Dieu n’a fait : car celui-ci travailla pendant sept jours à faire des ouvrages de boue ; l’autre engendre Dieu même, la cause des causes, etc. » Ce passage est de frère Alain de La Roche[8], in Tractatu de Dignitate sacerdotum. L’abbé Mords-les devrait bien déférer ce jacobin à nosseigneurs de la classe du parlement.

  1. Morellet ne fut reçu à l’Académie qu’en 1785.
  2. C’est une brochure intitulée Lettres de M. de Voltaire à M. Palissot, avec les réponses, à l’occasion de la comédie des Philosophes. Genève (Paris), 1760, in-12 de 68 pages, contenant un extrait d’une lettre de Palissot du 28 mai, la lettre de Voltaire du 4 juin, la réponse de Palissot du 17 juin, celle de Voltaire (du 23), la lettre de Palissot du 7 juillet, un extrait de celle de Voltaire du 12, et une lettre de Palissot à un journaliste.
  3. Palissot avait manqué aux bienséances en imprimant les lettres de Voltaire sans sa permission. Mais si, par convenance ou autre raison, il a remplacé quelques passages par des points, il n’avait pourtant pas altéré le texte. (B.)
  4. Voyez l’avant-dernier alinéa de la lettre 4143.
  5. Dans Arlequin empereur dans la Lune, comédie de Fatouville.
  6. Voyez la lettre du 24 février 1759.
  7. Christophe de Beaumont.
  8. On lit dans le Moréri de 1759 que ce religieux, mort en 1474, ne laissa aucun ouvrage ; mais qu’après sa mort on recueillit, en forme de Traités, ce qu’il avait débité dans des sermons pleins d’histoires merveilleuses.