Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4191

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 465-467).

4191. — À M. HELVÉTIUS.
Au château de Tournay, 16 juillet.

J’ai reçu, mon cher philosophe, votre paquet de Voré[1], avec le même plaisir que ressentaient les premiers fidèles quand ils recevaient des nouvelles de leurs frères confesseurs et martyrs. Je suis toujours inconsolable que vous n’ayez pas imité le président de Montesquieu, qui se donna bien de garde de faire imprimer son ouvrage en France[2], et qui se réserva toujours le droit de le désavouer, en cas que les monstres de la bigoterie se soulevassent contre lui.

Je suis d’ailleurs convaincu que, en y[3] corrigeant une trentaine de pages, on aurait émoussé les glaives du fanatisme, et le livre n’y aurait rien perdu. Je l’ai relu plusieurs fois avec la plus grande attention ; j’y ai fait des notes. Si vous le vouliez, on en ferait une seconde édition, dans laquelle on confondrait les ennemis du bon sens.

Il faudrait que vous donnassiez la permission d’éclaircir certaines choses, et d’en supprimer d’autres. Maître Joly de Fleury n’aurait rien à répliquer si on lui coupait les deux mains, et si on lui faisait voir que ce sont ces deux mains[4] qui ont procuré aux hommes les idées de tous les arts ; puisque, sans les deux mains, aucun art n’eût pu être exercé. La main droite de maître Joly de Fleury a écrit un réquisitoire qui pèche contre le sens commun d’un bout à l’autre. Vous avez donné malheureusement prétexte à tous les ennemis de la philosophie, mais il faut partir d’où l’on est.

À votre place, je ne balancerais pas à vendre tout ce que j’ai en France ; il y a de très-belles terres dans mon voisinage, et vous pourriez y cultiver en paix les arts que vous aimez.

Il est bien plaisant, ou plutôt bien impertinent et bien odieux, qu’on persécute dans les Gaules ceux qui n’ont pas dit la centième partie de ce qu’ont dit à Rome les Lucrèce, les Cicéron, les Pline, et tant d’autres grands hommes.

Je vous prie instamment de m’envoyer tout votre poëme[5] ; je vous en dirai mon avis, si vous le voulez, avec la sincérité d’un homme qui aime la vérité, les vers, et votre gloire.

C’est une chose fort triste que le succès de la pièce des Philosophes. Cette prétendue comédie est, en général, bien écrite : c’est son seul mérite ; mais ce mérite est grand dans le temps où nous sommes. Les oppositions qu’on a voulu faire aux représentations n’ont fait qu’irriter la curiosité maligne du public ; il fallait rester tranquille, et la pièce n’aurait pas été jouée trois fois ; elle serait tombée dans le néant de l’oubli, qui engloutit tout ce qui n’est que bien écrit et qui manque de ce sel sans lequel rien ne dure ; mais les philosophes ne savent pas se conduire ; magis magnas clericos non sunt magis magnos sapientes.

M. Palissot m’a envoyé sa pièce reliée en maroquin, et m’a comblé d’éloges injustes qui ne sont bons qu’à semer la zizanie entre les frères. Je lui ai répondu qu’à la vérité je croyais faire des vers aussi bien que MM. d’Alembert, Diderot, et Buffon, que je croyais même savoir l’histoire aussi bien que M. d’Aubenton ; mais que, dans tout le reste, je me croyais très-inférieur[6] à tous ces messieurs et à vous. Je lui ai conseillé d’avouer qu’il avait eu tort d’insulter très-mal à propos les plus honnêtes gens du monde. Il ne suivra pas mon conseil, et il mourra dans l’impertinence finale.

Tâchez de vous procurer le Pauvre Diable, le Russe à Paris, l’Èpître d’un frère de la Doctrine chrétienne[7] ; ce sont des ouvrages très-édifiants ; je crois que M. Saurin peut vous les faire tenir. On m’a dit que, dans le Russe à Paris, il y a une note importante qui vous regarde. Les auteurs de tous ces ouvrages ne paraissent pas trop craindre les persécuteurs fanatiques. Il faut savoir oser ; la philosophie mérite bien qu’on ait du courage ; il serait honteux qu’un philosophe n’en eût point, quand les enfants de nos manœuvres vont à la mort pour quatre sous par jour. Nous n’avons que deux jours à vivre ; ce n’est pas la peine de les passer à ramper sous des coquins méprisables. Adieu, mon cher philosophe ; ne comptez pour votre prochain que les gens qui pensent, et regardons le reste des hommes comme les loups, les renards et les cerfs qui habitent nos forêts. Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Château où Helvétius passait les deux tiers de l’année. Il est situé dans l’ancien Perche, à l’une des extrémités du département de l’Orne, sur la route d’Alençon à Paris par Bellème. (Cl.)
  2. La première édition de l’Esprit des lois avait été imprimée à Genève.
  3. Ceci se rapporte au livre d’Helvétius. Les notes que Voltaire y avait faites, sans doute à la marge, sont probablement dans la Bibliothèque impériale de Pétersbourg. (Cl.)
  4. Voyez De l’Esprit, discours I, chap. i.
  5. Le Bonheur. Il ne parut qu’en 1772, quelques mois après la mort de son auteur.
  6. Voyez lettre 4163.
  7. La Vanité ; voyez cette satire, tome X.