Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4190

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 463-465).

4190. — À M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
16 juillet 1760.

Je conçois, monsieur, que monsieur l’intendant de Bourgogne, ou son subdélégué à Gex vous ait communiqué les pièces par lesquelles il est démontré que le seigneur de Tournay n’a pas plus de juridiction sur l’arpent et demi appelé la Perrière, que sur la ville de Pézenas. Jamais problème n’a été résolu en plus de façons. Vos propres pièces prouvent d’abord que vos auteurs achetèrent la juridiction des seigneurs de la Bâtie : or la justice de la Bâtie ne s’étendit jamais que jusqu’au grand chemin ; la province de la Perrière est au delà du grand chemin ; ergo.

2° Par vos aveux et dénombrements, il conste que vous n’avez jamais rendu foi et hommage de cette justice.

3° On a produit plusieurs pièces par lesquelles la juridiction de Genève était établie sur cette province.

4° Le conseil de Genève, extraordinairement assemblé en dernier lieu, a donné un certificat authentique par lequel il affirme que la république a toujours eu omnimode juridiction sur la Perrière, laquelle omnimode juridiction elle a cédée au roi en 1749, par le traité fait entre cette république romaine et le roi de la Gaule Transalpine.


C’était un beau sujet de guerre
Ou’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant.


Voilà une belle ambition d’être seigneur du trou de Jeannot Lapin ! À l’égard des six cents livres pour le procès de Panchaud, ce procès ne devait pas coûter six écus, et cet abus est un de ceux qui me font préférer les Délices au pays de Gex.

Cette affaire me conduit tout naturellement à celle du petit bois de Tournay, que Girod nomme forêt, comme les Bohèmes appelaient la maison de Ragotin château ; vous pouvez être sûr, monsieur, que les ingénieurs du roi qui ont arpenté la France par ordre du roi, et qui n’ont point payé au cabaret par ordre du roi, n’ont jamais trouvé d’autres dimensions à votre immense forêt que celle de quarante-trois arpents et demi[2].

De ces quarante-trois arpents et demi, vous en avez vendu la moitié en divers temps pour en avoir de l’argent comptant. Chouet, plus ivrogne que moi, et non moins imbécile, qui vous avait donné trois mille livres d’une terre qui n’en vaut pas deux mille, qui s’est ruiné à ce marché de fou, et qui va mourir insolvable ; Chouet, qui s’était fait votre fermier pour faire enrager son père le syndic ; Chouet a ravagé le reste de votre forêt Hercinie, a laissé dépérir les prés et les vignes : j’ai tout raccommodé, parce que j’aime l’ordre ; j’ai planté des arbres dans votre forêt ; j’ai fait porter de la terre neuve et meuble dans le champ maudit, auprès de la forêt, et j’ai rendu fertile une pièce de terre qui n’avait pas produit un grain d’orge depuis le déluge. Vous ne m’en savez nul gré, je le sais bien, et je m’y suis très-bien attendu ; j’ai fait le bien pour l’amour du bien même, et le ciel m’en récompensera ; je vivrai longtemps, parce que j’aime la justice. Les fermiers généraux ne l’aiment point, aussi sont-ils maudits dans saint Matthieu et dans le factum de Ramponeau.

Lefranc de Pompignan, natif de Montauban, est plus maudit encore pour avoir été orgueilleux.

Lefranc de Pompignan dit à tout l’univers
Que le roi lit sa prose, et même encor ses vers[3].


Ne faites point l’honneur au ministère d’avoir fait couper la queue au chien d’Alcibiade pour détourner l’attention publique ; il a été servi très-heureusement, mais il n’a rien mis du sien dans cette affaire, et il ne s’est mêlé que de faire nourrir aux dépens du roi, dans le château de la Bastille, le théologal de l’Encyclopèdie[4] pour avoir très-mal à propos fourré la fille du maréchal de Luxembourg dans la querelle de Palissot. Les gens de lettres peuvent fort bien se jeter des pommes cuites au visage, mais il ne faut pas qu’ils en jettent aux Montmorency. Je ne me mêle point de ces querelles. Madame la marquise[5] et M. le duc de Choiseul m’honorent de leurs bontés ; le roi me protège, et je vis gaiement.

Luc[6] est aux abois ; la nouvelle a couru ce matin dans Genève que le duc de Broglie avait été battu, mais je n’en crois rien, et je crois qu’il battra. Je vous renouvelle, monsieur, mon attachement et mon respect.

  1. Éditeur, Th. Foisset. — En tête est écrit de la main du président : À sotte lettre, point de réponse. (Note du premier éditeur.)
  2. Ce grief reviendra souvent dans la suite de cette correspondance. On voudra bien noter que Voltaire n’articule nullement ici, comme il le fera plus tard, que le président lui eut garanti une contenance plus forte. (Note du premier éditeur.)
  3. Vers du Russe à Paris.
  4. L’abbé Morellet, pour sa Vision de Palissot, où se trouvait un trait un peu vif contre la princesse de Robecq, fille du maréchal de Montmorency-Luxembourg.
  5. De Pompadour.
  6. Le roi de Prusse. Une de ses armées avait été battue à Corbac, le 10 juin, par le maréchal de Broglie ; une autre taillée en pièces à Landeshut le 23. Le 12 juillet, Frédéric bombardait Dresde ! Mais Voltaire en était encore aux nouvelles de juin.