Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4187

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 460-461).

4187. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
14 juillet.

Mon cher ange, ce pauvre Carré se recommande à vos bontés. Fréron s’oppose à la représentation de sa pièce, sous prétexte qu’on l’a, dit-il, appelé quelquefois Frelon. Quelle chicane ! Ne sera-t-il permis qu’à l’illustre Palissot de jouer d’honnêtes gens ?

Jérôme Carré croit que si sa Requête à messieurs les Parisiens paraissait quelques jours[1] avant l’Écossaise, messieurs les Parisiens seraient bien disposés en sa faveur.

Je reçois votre lettre du 9 ; je suis dans mon lit, entouré de cent paquets. On me presse pour le czar Pierre Ier ; les philosophes me font enrager : ils ne savent ce qu’ils font, ils sont désunis. J’aimerais mieux avoir affaire à des filles de chœur d’opéra qu’à des philosophes : elles entendraient mieux raison.

J’ai à peine le temps de vous dire, mon divin ange, que vous me faites enrager sur l’Écossaise. Où est donc la difficulté de diviser en deux pièces le fond du théâtre, de pratiquer une porte dans une cloison qui avance de quatre ou cinq pieds ? L’avant-scène est alors supposée tantôt le café, tantôt la chambre de Lindane ; c’est ainsi qu’on en use dans tous les théâtres de l’Europe qui sont bien entendus. Le fond du théâtre représente plusieurs appartements ; les acteurs sortent des uns et des autres, selon que le besoin l’exige ; il n’y a à cela nulle difficulté.

Pourquoi avez-vous la cruauté de vouloir que Lindane ennuie le public de la manière dont elle a fait connaissance avec Murray ? Ce Murray venait au café, ce coquin de Frelon, qui y vient aussi, y a bien vu Lindane ; pourquoi milord Murray ne l’aurait-il pas vue ? Ce sont ces petites misères, qu’on appelle en France bienséances, qui font languir la plupart de nos comédies. Voilà pourquoi on ne les peut jouer ni en Italie ni en Angleterre, où l’on veut beaucoup d’action, beaucoup d’intérêt, beaucoup d’allées et de venues, et point de préliminaires inutiles.

Mon cher ange, il est très-plaisant de jouer l’Écossaise ; mais il faut absolument imprimer, deux ou trois jours auparavant, la Requête de ce pauvre Carré, traducteur de Hume. Je me mets à l’ombre de vos ailes.

  1. Elle parut la veille ; voyez tome V, page 412.