Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4155

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 424-426).

4155. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
19 juin.

Mon divin ange, je peux encore quelquefois penser avec ma tête, mais je ne peux pas toujours écrire avec ma main ; ainsi pardonnez-moi si je vous dis par la main d’un autre que je suis excédé par les travaux de la campagne et par les sottises du Parnasse. Je suis très-fort de votre avis ; voilà assez de plaisanteries. Je vais revoir dès demain Mèdime et Tancrède. Il y a grande apparence que la copie de Tancrède est entre les mains d’un ami de M. le duc de Choiseul ou de madame la duchesse ; que par conséquent cet ami sera fidèle. Tout ce que je puis faire est d’être docile à vos ordres, et de travailler tant que ma pauvre tête le permettra. Si je fais quelque chose dont je sois content, je vous l’enverrai ; si j’en suis mécontent, je le jetterai au feu. Bonne volonté et imagination sont deux choses fort différentes ; la terre devient stérile à force d’avoir porté. Si le terrain de Tancrède et de Médime est devenu ingrat, je vous supplie de pardonner au pauvre laboureur.

Il serait pourtant plaisant de présenter la Requête[1] aux Parisiens la veille de l’Écossaise. Il me paraît qu’un homme qui prétend que la pièce n’est pas anglaise, parce que le bruit a couru qu’il avait été aux galères, est une des bonnes choses, des plus comiques qu’on connaisse.

Mon cher ange, vous êtes le maître du tout, et du tragique, et du comique, et surtout de moi, qui suis tantôt l’un, tantôt l’autre, fort à votre service. Mais je pense que vous vous moquez un peu de moi quand vous me dites de proposer à M. le duc de Choiseul l’entrée de M. Diderot[2] à notre Académie ; c’est bien à vous, s’il vous plaît, à rompre cette glace. Qui donc est plus à portée que vous de faire sentir à M. le duc de Choiseul que tous les gens de lettres le béniront ? Qui est plus en droit de lui dire qu’il est important pour lui de faire sentir au public qu’il n’a point persécuté les philosophes ? Je n’ai aucuns droits sur M. le duc de Choiseul, et vous les avez tous : ceux de l’amitié, de la persuasion, de la bienséance, de l’à-propos. On pourrait engager Diderot à désavouer les petits ouvrages qui pourraient lui fermer les portes de l’Académie. Nous avons besoin, dans cette place, d’un homme de lettres ; tout parle en sa faveur, et, quand même il ne réussirait pas, ce serait toujours un grand point de gagné d’avoir été sur les rangs dans les circonstances présentes. Enfin vous aimez Diderot et la bonne cause ; c’est à vous à les protéger.

J’ai une autre grâce à vous demander. Je vous conjure de ne vous jamais servir de votre éloquence auprès de M. le duc de Choiseul en faveur d’un homme qui lui a manqué personnellement et indignement. Quoi ! on renoncerait à ses engagements dans la seule idée de soutenir… Ici l’auteur s’embarrasse, et ne peut dicter. Il faut, tout malingre qu’il est, qu’il écrive… Oui, de soutenir un homme qui, dans quatre ans, peut se joindre contre nous avec l’Autriche si on lui offre quatre lieues de pays de plus vers le duché de Clèves ! Songez, je vous prie, à ce qui arriverait de nous si Luc avait joint cent cinquante mille hommes à l’armée de la reine de Hongrie, il y a dix ans.

Vous ne pouvez à présent manquer à vos engagements sans vous déshonorer, et vous ne gagneriez rien à votre honte. Les Russes et les Autrichiens doivent écraser Luc cette année, à moins d’un miracle[3] ; alors l’électeur de Hanovre, toute la maison de Brunswick tremble pour elle-même. Alors George, ou son petit-fils, est obligé de vous laisser votre morue, pour être protégé dans son électorat. Ayez seulement de bonnes troupes, de bons généraux, et vous n’avez rien à craindre. Je soutiens que si Luc est perdu, vous devenez l’arbitre de l’empire, et que tous ses princes sont à vos pieds. Je n’ai point de réponse, je n’ai point d’emplâtre pour l’énorme sottise qu’on a faite de se brouiller avec l’Angleterre avant d’avoir cent vaisseaux ; mais il ne tient qu’à vous d’être formidables sur terre. L’avantage que M. le duc de Broglie vient de remporter[4] présage les plus grands succès. Tout peut finir dans une campagne ; les Anglais ne vous respecteront que quand vous serez dans Hanovre. Tâchez, mon divin ange, d’être de ce sentiment. Je vous en prie, dites à M. le duc de Choiseul qu’il ne doit faire la paix qu’après une campagne triomphante.

Je vous en prie, mille tendres respects à Mme d’Argental ; remarquez qu’elle se porte toujours mieux en été.

  1. Voyez tome V, page 413.
  2. Diderot n’est point entré à l’Académie française.
  3. « Ce qui ne paraissait pas vraisemblable est arrivé, » écrivait Voltaire à Colini le 12 décembre 1760.
  4. Le 10 juillet, à Corbach.