Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4051

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 306-307).
4051. — DE M. HENNIN[1].
À Versailles, le … février 1760.

Monsieur, trop de gens se donnent les airs de vous écrire, et malheureusement il n’y a pas moyen de consigner cette sorte d’importuns. Je me suis fait un devoir de n’en pas grossir le nombre, depuis que j’ai l’avantage de vous connaître, et quelque flatteur qu’ait été l’accueil que j’ai reçu de vous, je n’ai pas cru qu’il m’y autorisât.

J’ai parcouru l’Italie avec cette avide curiosité qu’il est si naturel d’avoir a mon âge, quand on aime les belles choses en tout genre. Combien de fois n’ai-je pas désiré de vous rencontrer sur les bords du Tibre, ou bien au rivage du Pausilippe, d’être témoin de l’impression que produirait sur une âme telle que la vôtre l’aspect de ces lieux respectables, dont le plus grand des peuples a marqué pour ainsi dire chaque point par un prodige. J’ai frémi de respect et de plaisir lorsque, du haut des jardins de Pincius, j’ai contemplé cette ville des villes, mélange étonnant de temples, de palais, de ruines, où l’on ne sait qui l’emporte, de la majesté antique ou de l’élégance moderne.

J’espérais, monsieur, pouvoir, à mon retour, vous entretenir des merveilles qui se sont offertes à mes yeux pendant le peu de mois que j’ai passé dans ce beau pays. J’avais même à vous faire part de quelques anecdotes particulières qui vous intéressent, et dont je comptais rire avec vous ; mais on s’est souvenu de moi dans le temps où je désirais le plus d’être oublié. Il m’a fallu revenir à tire-d’aile partager les malheurs et les inquiétudes de mes concitoyens[2]. À ce désagrément s’est joint une maladie très-longue et très-douloureuse qui m’a empêché d’accepter une commission flatteuse que le roi avait daigné me confier. Je me suis trouvé plus de philosophie, ou moins de sensibilité que je ne l’aurais espéré dans cette occasion, et sans que je m’en sois beaucoup occupé, tout est réparé ; ma santé est entièrement rétablie, et on m’envoie en Pologne avec un traitement honnête et beaucoup de promesses.

La fortune, qui jusqu’ici ne m’a guère contrarié, semble vouloir me dédommager des désagréments de la subordination en m’attachant à l’homme de France auquel il me sera le plus doux d’obéir. Vous connaissez, monsieur, le nouvel ambassadeur[3], et je suis persuadé que vous pensez comme moi qu’on ne peut pas être exilé en meilleure compagnie. Je dis exilé, pour me conformer aux idées de ce pays-ci, car je serais plus injuste qu’un autre si j’essayais d’accréditer le préjugé badaud qu’on ne vit qu’à Paris. Les bords de la Vistule ont aussi leurs charmes. J’y ai passé des jours dont le souvenir me sera toujours précieux, j’y retrouverai des gens que j’aime. Une expérience de huit années m’a accoutumé à la privation de tout ce dont on s’enivre ici, et je n’ai heureusement pas eu le temps depuis mon retour de reprendre les goûts exclusifs qui m’y auraient attaché. Que je serais ravi, monsieur, si ce nouveau voyage me fournissait l’occasion de vous être de quelque utilité, et de vous donner des preuves des sentiments que vous m’avez inspirés.

Je compte ne pas rentrer en France sans avoir revu Berlin. Qui se plaît au théâtre, doit aimer jusqu’aux foyers ; c’est du moins mon sentiment. Le hasard m’a rendu spectateur de très-grandes scènes, je passe ma vie à réfléchir sur celles qui ont étonné le monde, et à prévoir celles dont naturellement je vais être le témoin, et il me sera doux d’entendre votre bruyant disciple dire : Quand j’étais un héros, du même ton dont l’abbé de… disait : Quand j’étais un fat.

J’apprends, monsieur, par un de vos amis que je vois souvent, que vous êtes satisfait de votre nouveau domaine, que tout ce qui vous entoure se ressent de votre bonheur. Je vous en félicite, ou, pour mieux dire, j’en félicite l’humanité. La douceur et la tranquillité de votre sort enhardira peut-être ceux que nous avons intérêt de voir suivre vos traces. Vivez, monsieur, donnez-nous des leçons, créez-nous des plaisirs, et croyez que, pour un ingrat, vous ferez toujours mille admirateurs.

Je vous plaindrais pourtant si chacun de ceux qui vous rendent ce qui vous est dû était aussi verbeux que moi ; mais je vous ai vu promener patiemment dans votre jardin une foule de gens que vous ne connaissiez pas, et j’ai dit : J’aurai aussi mon quart d’heure.

J’ai l’honneur, etc.

  1. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.
  2. À cause de la guerre.
  3. Le marquis de Paulmy.