Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4050

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 304-305).
4050. — À M. THIERIOT.
18 février.

Je fais venir, mon cher et ancien ami, un dictionnaire de santé et un almanach de l’état de Paris, sur votre parole ; je crois surtout la santé très-préférable à Paris. J’ai grande envie de me bien porter, et nulle de venir dans votre ville. Vous me ferez grand plaisir de m’envoyer la pancarte arabe ; j’en ai déjà quelque connaissance ; elle est d’un Anglais, et l’auteur, tout Anglais qu’il est, a tort. Je crois en savoir beaucoup sur Mahomet[1] que j’ai étudié à fond. Je n’ai pas l’honneur d’avoir les talents dont il se vante ; douze femmes m’embarrasseraient beaucoup. Ni vous ni moi n’irons au ciel, comme lui, sur une jument ; mais je tiens que nous sommes beaucoup plus heureux que lui : il a mené une vie de damné avec toutes ses femmes. Je n’aime de tous les gens de son espèce que Confucius ; aussi j’ai son portrait dans mon oratoire, et je le révère comme je le dois.

Le philosophe de Sans-Souci, qui n’est pas sans souci, est encore au rang de ces gens que je n’envie point. Je ne connais point l’édition[2] dont vous me parlez, mais j’en connais une faite à Lyon, dans laquelle il y a une épître au maréchal Keith qui a fort choqué le tympan de toutes les oreilles pieuses.


Allez, lâches chrétiens, etc.,


a révolté tous les dévots ; il voulait apparemment parler de ceux qui ont combattu contre lui à Rosbach ; il leur prouve d’ailleurs, tant qu’il peut, que l’âme est mortelle. Je souhaite qu’ils en profitent, afin qu’ils se battent mieux contre lui quand ils croiront avoir moins à risquer. Le philosophe de Sans-Souci pille quelquefois des vers, à ce qu’on dit ; je voudrais qu’il cessât de piller des villes, et que nous eussions bientôt la paix.

Au reste, si l’on m’accuse d’avoir raboté quelquefois des vers de ce diable de Salomon du Nord, je déclare que je ne veux avoir nulle part à sa mortalité de l’âme. Qu’il se damne tant qu’il voudra, je ne veux le voir ni dans ce monde ni dans l’autre.

Je prie Dieu que les housards prussiens ne dévalisent point M. de Paulmy[3] en chemin. Je suis très-fâché que mon petit ermitage ne se trouve point sur sa route. Il faudra que tôt ou tard il ramène le roi de Pologne à Dresde. Si ce roi de Pologne était un Sobieski, il serait déjà l’épée à la main.

Au reste, il faut que le Salomon du Nord soit le plus grand général de l’Europe, puisque, après deux batailles perdues, et l’affaire de Maxen[4], il trouve encore le secret de menacer Dresde. Il écrit actuellement sur les campagnes de Charles XII ; c’est Annibal qui juge Pyrrhus. Ce qu’il m’a envoyé est fort au-dessus des Rêveries du maréchal de Saxe.

Darget m’a paru très-inquiet de l’édition des poésies du Salomon ; il a craint qu’on ne lui imputât d’être l’éditeur. Dieu merci, on ne m’en soupçonnera pas, car Salomon me fit la niche de me défaire de ses œuvres à Francfort, et son ambassadeur[5] en cette ville me signa bravement ce beau brevet :

« Monsié, dès que vou aurez rendu les poëshies du roi mon maître, vou pourez partir pour où vous semblera » ; et je lui signai : « Bon pour les poëshies du roi votre maître, en partant pour où il me semble. »

Et maintenant il me semble que je suis mieux aux Délices, à Tournay, et à Ferney, qu’à Francfort. Voyez-vous quelquefois d’Alembert ? n’a-t-il pas dans sa tête d’aller remplacer Moreau-Maupertuis à Berlin ? C’est, par ma foi, bien pis que d’aller en Pologne.

Je suis fort aise que M. Hennin veuille bien se souvenir de moi ; son esprit est comme sa physionomie, fort doux et fort aimable.

À propos, écrivez-moi si vous avez ouï dire que l’esprit de discorde se soit reglissé dans l’armée de M. le duc de Broglie[6]. Si cela est, nous ferons encore des sottises. Dieu nous en préserve ! car il n’y en a point qui ne coûte fort cher. Intérim, vale, et me ama.


    Délices. Un climat chaud pourrait me guérir. Et moi, imbécile, j’ai choisi la partie septentrionale des Alpes. Ô misère ! Ô heureux Malagrida, qui fus brûlé ! Tu n’as pas souffert du froid comme moi ! J’attends le cher Goldoni. J’aime sa personne, quand je lis ses comédies. C’est vraiment un bon homme, un bon caractère, tout naturel, toute vérité. Je vous révère, monsieur, je vous aime, et voudrais vous le dire de vive voix.


    Le refroidi V.

  1. Voyez plus bas le commencement de la lettre 4073.
  2. Celle qui venait de paraître à Paris avec la date de Potsdam, 1760.
  3. Le marquis de Paulmy se disposait à partir pour la Pologne avec Hennin, son secrétaire d’ambassade.
  4. Du 21 novembre 1759, jour où Finck se rendit à Daun.
  5. Freytag.
  6. Le duc de Broglie était mal avec Soubise, et la prophétie de Voltaire ne tarda pas à s’accomplir.