Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4052

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 307-309).

4052. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
18 février.

L’éloquent Cicéron, madame, sans lequel aucun Français ne peut penser, commençait toujours ses lettres par ces mots : « Si vous vous portez bien, j’en suis bien aise ; pour moi, je me porte bien. »

J’ai le malheur d’être tout le contraire de Cicéron ; si vous vous portez mal, j’en suis fâché ; pour moi, je me porte mal. Heureusement je me suis fait une niche dans laquelle on peut vivre et mourir à sa fantaisie. C’est une consolation que je n’aurais pas eue à Craon, auprès du révérend père Stanislas et de frère Jean des Entommeures de Menoux[1]. C’est encore une grande consolation de s’être formé une société de gens qui ont une âme ferme et un bon cœur ; la chose est rare, même dans Paris. Cependant j’imagine que c’est à peu près ce que vous avez trouvé.

J’ai l’honneur de vous envoyer quelques rogatons assez plats par M. Bouret. Votre imagination les embellira. Un ouvrage, quel qu’il soit, est toujours assez passable quand il donne occasion de penser.

Puisque vous avez, madame, les poésies de ce roi qui a pillé tant de vers et tant de villes, lisez donc son Épitre au maréchal Keith, sur la mortalité de l’âme ; il n’y a qu’un roi, chez nous autres chrétiens, qui puisse faire une telle épître. Maître Joly de Fleury assemblerait les chambres contre tout autre, et on lacérerait l’écrit scandaleux ; mais apparemment qu’on craint encore des aventures de Rosbach, et qu’on ne veut pas fâcher un homme qui a fait tant de peur à nos âmes immortelles.

Le singulier de tout ceci est que cet homme, qui a perdu la moitié de ses États, et qui défend l’autre par les manœuvres du plus habile général, fait tous les jours encore plus de vers que l’abbé Pellegrin, Il ferait bien mieux de faire la paix, dont il a, je crois, tout autant de besoin que nous.

J’aime encore mieux avoir des rentes sur la France que sur la Prusse. Notre destinée est de faire toujours des sottises, et de nous relever. Nous ne manquons presque jamais une occasion de nous ruiner et de nous faire battre ; mais, au bout de quelques années, il n’y paraît pas. L’industrie de la nation répare les balourdises du ministère. Nous n’avons pas aujourd’hui de grands génies dans les beaux-arts, à moins que ce ne soit M. Lefranc de Pompignan[2], et monsieur l’évêque son frère ; mais nous aurons toujours des commerçants et des agriculteurs. Il n’y a qu’à vivre, et tout ira bien.

Je conçois que la vie est prodigieusement ennuyeuse quand elle est uniforme ; vous avez à Paris la consolation de l’histoire du jour, et surtout la société de vos amis ; moi, j’ai ma charrue et des livres anglais, car j’aime autant les livres de cette nation que j’aime peu leurs personnes. Ces gens-là n’ont, pour la plupart, du mérite que pour eux-mêmes. Il y en a bien peu qui ressemblent à Bolingbroke : celui-là valait mieux que ses livres ; mais, pour les autres Anglais, leurs livres valent mieux qu’eux.

J’ai l’honneur de vous écrire rarement, madame ; ce n’est pas seulement ma mauvaise santé et ma charrue qui en sont cause ; je suis absorbé dans un compte que je me rends à moi-même, par ordre alphabétique[3], de tout ce que je dois penser sur ce monde-ci et sur l’autre, le tout pour mon usage, et peut-être, après ma mort, pour celui des honnêtes gens. Je vais dans ma besogne aussi franchement que Montaigne va dans la sienne ; et, si je m’égare, c’est en marchant d’un pas un peu plus ferme.

Si nous étions à Craon, je me flatte que quelques-uns des articles de ce dictionnaire d’idées ne vous déplairaient pas : car je m’imagine que je pense comme vous sur tous les points que j’examine. Si j’étais homme à venir faire un tour à Paris, ce serait pour vous y faire ma cour ; mais je déteste Paris sincèrement, et autant que je vous suis attaché.

Songez à votre santé, madame ; elle sera toujours précieuse à ceux qui ont le bonheur de vous voir, et à ceux qui s’en souviennent avec le plus grand respect.

  1. Jésuite, confesseur de Stanislas. — Frère Jean des Entommeures, dont Voltaire lui donne le nom, est le principal acteur dans le chapitre xxvii du livre Ier de Gargantua.
  2. Élu en septembre 1759 par les membres de l’Académie française, ce fut le 10 mars 1760 qu’il prononça son Discours de réception.
  3. Allusion au Dictionnaire philosophique.