Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4018

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 271-273).

4018. — À MADAME D’ÉPINAI.
Aux Délices, par Genève, 7 janvier.

Que faites-vous, madame ? où êtes-vous ? que dites-vous ? comment vous réjouissez-vous ? Est-il vrai que le baron d’Holbach est en Italie, et qu’il reviendra par les Délices ? Ce sera une grande consolation pour moi de trouver un homme à qui je ne pourrai parler que de vous. Vous êtes à mes yeux la Femme qui a raison ; mais le faquin de libraire qui l’a imprimée, et indignement défigurée, en a fait la femme qui a tort. Quoique je fasse peu d’attention à ces petites tribulations, elles ne laissent pas cependant de prendre du temps ; on n’aime pas à voir ses enfants courir les rues mal vêtus et mal élevés. Il n’est pas bien sûr que notre docteur aille auprès du roi de Prusse ; s’il avait cette faiblesse, vous pourriez lui appliquer ces vers de Corneille :


D’un Romain lâche assez pour servir sous un roi
Après avoir servi sous Pompée et sous moi.

(Pompée, acte III, scène iv.)

On dit, madame, qu’il y a une brochure dédiée au cheval de bronze, qui est assez plaisante. Si je pouvais l’avoir par votre protection, je vous serais bien obligé.

Monsieur l’envoyé[1] de Francfort, la guerre me paraît traîner furieusement en longueur ; ayez la bonté de faire finir ces pauvretés-là le plus tôt que vous pourrez. Si Luc est écrasé ou enchaîné, je ferai danser ce faquin de Schmidt, qui est, je crois, au nombre de vos seigneurs commettants.


· · · · · · · · · · Antecedentem scelestum
Sequitur pede Pœna claudo.

(Hor., lib. III, od. ii, v. 31.)

Je suis accablé de bagatelles ; j’en ai cent pieds par-dessus la tête ; bagatelles touchant Pierre le Grand, bagatelles de théâtre, bagatelles d’histoire du siècle, bagatelles de mes masures et du gouvernement de mes hameaux. Je ne peux songer de longtemps à l’Encyclopédie ; d’ailleurs, comment traiter Idée et les autres articles ? Ma levrette accoucha ces jours passés, et je vis clairement qu’elle avait des idées. Quand j’ai mal dormi ou mal digéré, je n’ai point d’idées ; et, pardieu, les idées sont une modification de la matière, et nous ne savons point ce que c’est que cette matière, et nous n’en connaissons que quelques propriétés, et nous ne sommes que de très-plats raisonneurs ; et maître Joly de Fleury n’en sait pas plus que moi sur tout cela. Ce n’est pas la peine d’écrire pour ne point dire la vérité. Il n’y a déjà dans l’Encyclopédie que trop d’articles de métaphysique pitoyables ; si l’on est obligé de leur ressembler, il faut se taire. On m’assure que Diderot est devenu riche ; si cela est, qu’il envoie promener les libraires, les persécuteurs et les sots, et qu’il vienne vivre en homme libre entre Gex et Genève.

Ma philosophe, on a grande envie de rendre ce pays de Gex libre et indépendant[2]. Ce serait une bonne affaire pour la philosophie. On trouve une compagnie qui offre de l’argent comptant aux fermiers généraux, et même au roi. Pour peu que le plan soit plausible, je vous l’enverrai ; je veux que vous fassiez réussir cette affaire, et que vous en ayez la gloire ; vous ameuterez trois ou quatre des Soixante, et je vous dresserai une statue à Ferney. Vous êtes à jamais dans ma tête et dans mon cœur.

  1. Grimm, qui venait d’être chargé des intérêts de la ville de Francfort-sur-le-Mein auprès de la cour de France, avec un traitement de 24,000 livres. Les employés du bureau secret de la poste ayant décacheté, en 1761, une lettre dans laquelle monsieur l’envoyé faisait une plaisanterie sur un des ministres de Louis XV, on obligea aussitôt la ville impériale à choisir un autre chargé d’affaires. (Cl.)
  2. Voyez la lettre 4040.