Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4012

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 266-267).

4012. — À M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY[1].
Du Ier janvier 1760.

Vous m’avez écrit, mon cher monsieur, une lettre où vous peignez la plus belle âme du monde avec des couleurs dignes du peintre. Il me semble que vous êtes un peu fâché contre le genre humain, qui le mérite bien, surtout en ce temps-ci, en y comprenant les meurtriers prussiens, les assassins jésuites, et les coupeurs de bourses privilégiés qui nous ruinent. Si c’est seulement la philosophie qui vous fait voir les hommes tels qu’ils sont, je vous en fais mon compliment ; si malheureusement vous aviez à vous plaindre de quelque injustice de la part de ces animaux à deux pieds sans plume, parmi lesquels il y en a de si ingrats et de si méchants, comptez que je m’y intéresse très-vivement, et que je souhaiterais avec passion d’être à portée de vous consoler. Mais je n’imagine pas que, n’ayant jamais fait que du bien, et jouissant d’une fortune tranquille dans le sein des belles-lettres, et surtout dans la société de Mme de Ruffey, vous puissiez être au nombre de ceux qui se plaignent.

Vous me demandez, monsieur, si j’ai achevé mes bâtiments. J’ai été beau train jusqu’au ministère du traducteur de Pope[2]. Mais ce diable d’homme, qui avait traduit le Tout est bien, nous a bien vite prouvé que tout est mal. Il m’a fait perdre une partie de mon bien. Je m’imaginai que parce qu’il mariait son neveu à une de mes parentes, je devais avoir confiance en lui : mais à présent je n’ai d’autre ressource que d’abandonner mes projets.


· · · · · · · · · · Pendent opéra interrupta, minæque
Murorum ingentes.


Ainsi se passe une partie de la vie à se tromper dans ses idées. Il faut prendre son parti. Partir toujours du point où l’on est, regarder le moment présent comme celui où tout commence pour nous, calculer l’avenir et jamais le passé, regarder ce qui s’est fait hier comme s’il était arrivé du temps de Pharamond : c’est, je crois, la meilleure recette. Je ne voudrais pourtant pas oublier le passé quand je songe aux moments où j’ai eu l’honneur de vivre avec vous. Ma santé est bien moins mauvaise que mes affaires ; mon cœur est à vous bien véritablement.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Silhouette.