Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3963

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 210-212).
3963. — À MADAME DE FONTAINE,
à hornoy.
5 novembre.

À la fin c’est trop de silence
En si beau sujet de parler.


Ces paroles, ma chère nièce, sont tirées de Malherbe[1], que vous ne connaissez guère, et vont fort bien au sujet. Comment vous trouvez-vous des trois vingtièmes, et de la chute des actions sur les fermes, et de tout ce qui s’ensuit ? Voilà bien le temps d’aimer ses terres et d’encourager l’agriculture : car, en conscience, c’est le seul commerce qui nous reste. Nous faisons pitié à nos alliés et à nos ennemis.

Que vous êtes sage d’avoir achevé votre château ! Mais aurez-vous le courage d’y demeurer ? Il faut que je vous avertisse que celui de Ferney est entièrement bâti et couvert ; et, sans vanité, c’est un morceau d’architecture qui aurait des approbateurs même en Italie. N’allez pas croire que je n’aie sacrifié qu’à l’agréable : j’y ai joint l’utile, et Ferney est devenu une terre de sept à huit mille livres de rente, dans le pays le plus riant de l’Europe. Ajoutez à ces avantages l’agrément unique d’être libre, et de ne payer aucun droit, de quelque nature que ce puisse être. Je veux me bercer de l’idée que vous viendrez un jour nous voir dans toute notre beauté. Il faut que vous veniez reconnaître des domaines qui, selon les droits de la nature, doivent appartenir à votre fils[2]. C’est grand dommage que Ferney ne soit pas en Picardie ; mais une terre libre mérite bien qu’on passe le mont Jura. Je ne suis point mécontent de la masure de Tournay ; j’y ai bâti au moins le plus joli des théâtres, quoique le plus petit[3]. Nous y avons joué trois fois la Chevalerie, pour nous consoler des malheurs de la France. Cette Chevalerie est comme le château de Ferney ; cela ne veut pas dire que l’architecture en soit aussi belle ; cela veut dire seulement que j’ai pris autant de peine pour l’achever.

Après en avoir donné trois représentations, nous avons joué Mèrope. Soyez très-convaincue que vous, et M. le chevalier de Florian[4], et le juriconsulte[5], vous auriez été bien étonnés, et que vous auriez fondu en larmes.

Nous avions à nos Délices. M. le marquis de Chauvelin, ambassadeur à Turin, et madame sa femme, députés de M. le duc de Choiseul et de la tribu d’Argental, pour savoir comment j’étais venu à bout de la Chevalerie. Ce voyage ne les a guère détournés de la route de Turin, et je peux vous dire qu’ils ne sont pas mécontents d’avoir allongé leur chemin. Ils auraient beau courir tous les théâtres de l’Europe, ils ne verraient rien de si plaisant qu’un Français-Suisse qui a fait la pièce, le théâtre, et les acteurs. Votre sœur a joué comme Mlle Dumesnil ; je dis comme Mlle Dumesnil dans son bon temps. Cela paraît un conte, une exagération d’oncle ; cela est pourtant très-vrai, et je le sais de cent personnes qui me l’ont toutes attesté par leurs larmes. Moi, qui vous parle, je vous apprends que je suis un assez singulier vieillard. Ah ! ma chère nièce, que nous vous avons regrettée ! C’est à présent qu’il faudrait être chez nous : notre Carthage est fondée. Nous avons eu l’insolence de recevoir M. et Mme de Chauvelin avec une magnificence à laquelle ils ne s’attendaient pas ; mais on ne peut trop faire pour de tels hôtes ; il n’y a rien de plus aimable dans le monde. Ils réunissent tous les talents et toutes les grâces ; ils séduiraient un amiral anglais, et feraient tomber les armes des mains du roi de Prusse.

Je suis excédé de plaisir et de fatigue : voilà pourquoi je ne vous écris point de ma main ; mais c’est mon cœur qui vous écrit, c’est lui qui vous dit combien il vous regrette, vous et les vôtres.

  1. Ode au duc de Bellegarde, vers 1 et 2.
  2. M. d’Hornoy n’a jamais possédé Ferney ; Mme Denis, peu de temps après la mort de son oncle, vendit cette terre au marquis de Villette, qui la revendit bientôt à un membre de la famille Budée. (Cl.)
  3. On y tenait neuf en demi-cercle, assez à l’aise, dit Voltaire dans sa lettre 3956.
  4. François de Claris de Florian, né en mars 1718 ; père de l’auteur d’Estelle.
  5. M. d’Hornoy ; voyez la note, tome XXXVIII, page 401.