Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3956

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 202-204).
3956. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Délices, 24 octobre.

Le théâtre de Polichinelle est bien petit, je l’avoue ; mais, mon divin ange, nous y tînmes hier neuf en demi-cercle assez à l’aise ; encore avait-on des lances, des boucliers, et on attachait des écus et l’armet de Mambrin à nos bâtons vert et clinquant, qui passeront, si l’on veut, pour pilastres vert et or. Une troupe de racleurs et de sonneurs de cors saxons, chassés de leur pays par Luc, composaient mon orchestre. Que nous étions bien vêtus ! que Mme Denis a joué supérieurement les trois quarts de son rôle ! Je souhaite, en tout, que la pièce soit jouée à Paris comme elle l’a été dans ma masure. Madame Scaliger, votre pièce a fait pleurer les vieilles et les petits garçons, les Français et les Allobroges ; jamais le mont Jura n’a eu pareille aubaine. Le billet adultère[1] n’a choqué personne ; c’est le mot propre. La Sicilienne est mariée par paroles de présent, comme disent les vieux romans. Namir[2], Spartacus[3], passez les premiers ; je ne suis nullement pressé. Je vous enverrai, mon cher ange, pièce, rôles, et notes, dans quelque temps, et vous en ferez ce qu’il vous plaira.

Si M. et Mme de Chauvelin viennent dans mon ermitage des Délices, nous les mènerons à la comédie à Tournay. Une tragédie nouvelle et des truites sont tout ce qu’on peut leur donner dans mon pays ; mais j’ai bien peur que vous ne gardiez vos amis. Vous me mandez que M. de Chauvelin sera le jour de tous les saints chez moi ; mais ne se pourrait-il pas faire qu’il fût secrétaire d’État, en attendant ? Mon cher ange, si vous n’êtes pas aussi secrétaire d’État, venez nous voir en allant à Parme : car il faudra bien que vous alliez à Parme. Vous verrez, en passant, votre étrange tante[4] ; vous ferez un fort joli voyage. Que dites-vous de Luc, qui, après avoir été frotté par mes Scythes, veut entreprendre le siège de Dresde ? Cette guerre ne finira point ; en voilà pour dix ans. On me mande qu’on est tout consterné et tout sot à Paris. On paye cher les malheurs de nos généraux ; mais le parlement, sur les conclusions d’Omer Joly, raccommodera tout en faisant brûler de bons ouvrages.

Votre abbé Zachée[5] est donc incurable ! Heureusement sa maladie ne fait pas de tort à son frère l’ambassadeur ; les folies sont personnelles. Et le vétillard d’Espagnac, qu’en ferons-nous ? Il me paraît que ce grave personnage marche à pas bien mesurés. Je vous demande bien pardon de vous avoir emhâté de cette négociation.

On m’écrivait que le chose du Portugal, comme dit Luc, qui ne voulait pas l’appeler roi, avait envoyé tous les jésuites à l’abbé Rezzonico, et en gardait seulement vingt-huit pour les pendre ; mais ces bonnes nouvelles ne se confirment pas. Je baise le bout de vos ailes, mon divin ange.

  1. Voyez les lettres 3874 et 3922.
  2. Tragédie du marquis de Thibouville, représentée le 12 novembre 1759.
  3. Tragédie de Saurin, jouée le 20 février 1760.
  4. Mme de Grolée.
  5. L’abbé de Chauvelin, qui était de très-petite taille. Voltaire l’appelle Zachée par allusion à ce petit Juif qui grimpa sur un arbre pour voir passer Jésus. (K.)