Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3957

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 204-205).

3957. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 28 octobre 1759.

Votre dernière lettre, monsieur, est divine. Si vous m’en écriviez souvent de semblables, je serais la plus heureuse du monde, et je ne me plaindrais pas de manquer de lecture ; savez-vous l’envie qu’elle m’a donnée, ainsi que votre parabole du Bramin ? C’est de jeter au feu tous les immenses volumes de philosophie, excepté Montaigne, qui est le père à tous ; mais à mon avis, il a fait de sots et ennuyeux enfants.

Je lis l’histoire, parce qu’il faut savoir les faits jusqu’à un certain point, et puis parce qu’elle fait connaître les hommes : c’est la seule science qui excite ma curiosité, parce qu’on ne saurait se passer de vivre avec eux.

Votre parabole du Bramin est charmante, c’est le résultat de toute la philosophie. Je ne sais lequel je préférerais, d’être le Bramin, ou d’être la vieille Indienne. Est-ce que vous croyez que les capucins et les religieuses n’aient pas de grands chagrins ? Ils ne s’embarrassent pas, si vous voulez, de ce que c’est que leur âme, mais leur âme les tourmente. Toutes les conditions, toutes les espèces, me paraissent également malheureuses, depuis l’ange jusqu’à l’huître ; le fâcheux, c’est d’être né, et l’on peut pourtant dire de ce malheur-là que le remède est pire que le mal.

Je lirai ce que vous me marquez de la traduction de Lucrèce, mais je ne vous ferai point part de mes réflexions, ce serait abuser de votre patience et me donner des airs à la Praline (c’est une expression de Mme de Luxembourg) ; je dois me borner à ne vous dire que ce qui peut vous exciter à me parler. Mais, monsieur, si vous aviez autant de bonté que je voudrais, vous auriez un cahier de papier sur votre bureau, où vous écririez dans vos moments de loisir tout ce qui vous passerait par la tête. Ce serait un recueil de pensées, d’idées, de réflexions que vous n’auriez pas encore mis en ordre. C’est de toute vérité qu’il n’y a que votre esprit qui me satisfasse, parce qu’il n’y a que vous en qui une qualité ne soit pas aux dépens d’une autre ; mais je ne veux pas vous louer vif.

Certainement je ne lirai point Rabelais ; pour l’Arioste, je l’aime beaucoup ; je l’ai toujours préféré au Tasse ; celui-ci me parait une beauté plus languissante que touchante, plus gourmée que majestueuse, et puis je hais les diables à la mort. Je ne saurais vous dire le plaisir que j’ai eu de trouver dans Candide tout le mal que vous dites de Milton ; j’ai cru avoir pensé tout cela, car je l’ai toujours eu en horreur. Enfin, quand je lis vos jugements, sur quelque chose que ce puisse être, j’augmente de bonne opinion de moi-même, parce que les miens y sont absolument conformes. Je ne vous parle plus des romans anglais, sûrement ils vous paraîtraient trop longs ; il faut peut-être n’avoir rien à faire pour se plaire à cette lecture, mais je trouve que ce sont des traités de morale en action, qui sont très-intéressants et peuvent être fort utiles : c’est Paméla, Clarisse et Grandisson ; l’auteur est Richardson, il me paraît avoir bien de l’esprit.

Savez-vous, monsieur, ce qui me prouve le plus la supériorité du vôtre et ce qui fait que je vous trouve un grand philosophe ? C’est que vous êtes devenu riche. Tous ceux qui disent qu’on peut être heureux et libre dans la pauvreté sont des menteurs, des fous et des sots.

Ne protégez point, je vous prie, nos projets de finances ; non-seulement ils nous mèneront à l’hôpital, mais ils diminuent les revenus du roi. Depuis l’augmentation du tabac et des ports de lettres, on s’en aperçoit sensiblement, tout le monde se retranche. Il vient de paraître de nouveaux arrêts, qui ordonnent de porter au Trésor royal tous les fonds destinés à rembourser les billets de loterie des fermiers généraux, etc., etc. Enfin on n’a rien oublié de tout ce qui peut absolument détruire le crédit, aussi ne trouverait-on pas aujourd’hui à emprunter un écu ; nous-verrons ce que fera le parlement à sa rentrée.

Le Canada est pris ; M. de Moncalm est tué, enfin la France est Mme Job. Avez-vous des nouvelles de votre roi de Prusse ? Je serais bien curieuse de voir les lettres que vous en recevez ; je vous promets la plus grande fidélité. Adieu, monsieur.

  1. Correspondance complète, édit. de Lescure, 1865.