Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3914

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 158-160).

3914. — À M. CLAIRAUT[1].
Du château de Ferney, 27 août[2].

Votre lettre, monsieur, m’a fait autant de plaisir que votre travail m’a inspiré d’estime. Votre guerre avec les géomètres, au sujet de la comète, me paraît la guerre des dieux dans l’Olympe, tandis que sur la terre les chiens se battent contre les chats. Je suis effrayé de l’immensité de votre travail. Je me souviens qu’autrefois, quand je m’appliquais à la théorie de Newton, je ne sortais jamais de l’étude que malade ; les organes de l’application et de l’intelligence ne sont pas si bons chez moi que chez vous. Vous êtes né géomètre, et je n’étais devenu disciple de Newton que par hasard. Votre dernier travail[3] doit certainement honorer la France ; les Anglais ne peuvent pas avoir tout dit. Newton avait fondé ses lois en partie sur celles de Kepler, et vous avez ajouté à celles de Newton. C’est une chose bien admirable d’être parvenu à reconnaître les inégalités que l’attraction des grosses planètes opère sur la route des comètes. Ces astres, que nos pères et les Grecs ne connaissaient qu’en qualité de chevelus, selon l’étymologie du nom, et en qualité de méchants, comme nous connaissons Clodion le Chevelu, sont aujourd’hui soumis à votre calcul, aussi bien que les astres du système solaire ; mais il faudrait être bien difficile pour exiger qu’on prédît le retour d’une comète à la minute, de même qu’on prédit une éclipse de soleil ou de lune. Il faut se contenter de l’à-peu-près dans ces distances immenses, et dans ces complications de causes qui peuvent accélérer ou retarder le retour d’une comète. D’ailleurs la quantité de la masse de Jupiter et de Saturne peut-elle être connue avec précision ? Cela me paraît impossible. Il me semble que, quand on vous accordera un mois d’échéance pour le retour d’une comète, comme on en accorde pour les lettres de change qui viennent de loin, on ne vous fera pas une grande grâce ; mais quand on avouera que vous faites honneur à la France et à l’esprit humain, on ne vous rendra que justice.

Plût à Dieu que notre ami Moreau-Maupertuis eût cultivé son art comme vous, qu’il eût prédit seulement le retour des comètes, au lieu d’exalter son âme pour prédire l’avenir, de disséquer des cervelles de géants pour connaître la nature de l’âme, d’enduire les gens de poix-résine pour les guérir de toute espèce de maladie, de persécuter Kœnig, et de mourir entre deux capucins !

Au reste, je suis fâché que vous désigniez par le nom de Newtoniens ceux qui ont reconnu la vérité des découvertes de Newton ; c’est comme si on appelait les géomètres Euclidiens. La vérité n’a point de nom de parti ; l’erreur peut admettre des mots de ralliement. On dit molinistes, jansénistes, quiétistes, anabaptistes, pour désigner différentes sortes d’aveugles ; les sectes ont des noms, et la vérité est vérité. Dieu bénisse l’imprimeur qui a mis les altercations de la comète, au lieu d’altérations ! Il a eu plus de raison qu’il ne croyait ; toute vérité produit altercation. Je pourrais bien me plaindre aussi, à mon tour, de ceux qui m’ont appelé mauvais citoyen quand j’ai mis le premier en France le système de l’Anglais Newton au net ; mais j’ai essuyé tant d’injustices d’ailleurs que celle-là m’a échappé dans la foule. Je suis enfin parvenu à ne mesurer que la courbe que mes nouveaux semoirs tracent au bout de leurs rayons. Le résultat est un peu de froment ; mais, quand je me suis tué à Paris pour composer des poèmes épiques, des tragédies et des histoires, je n’ai recueilli que de l’ivraie. La culture des champs est plus douce que celle des lettres ; je trouve plus de bon sens dans mes laboureurs et dans mes vignerons, et surtout plus de bonne foi, que dans les regrattiers de la littérature, qui m’ont fait renoncer à Paris, et qui m’empêchent de le regretter.

Je mets on pratique ce que l’Ami des hommes[4] conseille. Je fais du bien dans mes terres, aux autres et à moi. Je fais naître un peu d’abondance dans le pays le plus agréable et le plus pauvre que j’aie jamais vu. C’est une belle expérience de physique de faire croître quatre épis où la nature n’en donnait que deux. Les académies de Cérés et de Pomone valent bien les autres.


Félix qui potuit rerum cognoscere causas…,
Fortunatus et ille deos qui novit agrestes !

(Virg., Georg., lib. II, v. 490, 493.)

  1. Alexis-Claude Clairaut, né le 7 mai 1713, est mort le 17 mai 1765.
  2. C’est d’après une copie manuscrite que Beuchot donne à cette lettre la date du 27, au lieu du 19 qu’elle a dans les autres éditions. La lettre de Clairaut n° 3908, étant du 16, ne pouvait être parvenue à Ferney le 19.
  3. Sans doute le Mémoire lu à l’Académie des sciences le 23 juin 1759, et imprimé dans le Journal des Savants, année 1759, pages 563 à 566. Ce Mémoire contient des réflexions sur le Problème des trois corps, etc. (Cl.)
  4. Le marquis de Mirabeau.