Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3861

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 112-113).

3861. — À M. DE CHAUVELIN[1].
À Lausanne, 3 juin.

Monsieur, le malingre Suisse, l’importun V, vous demande très-humblement pardon de vous excéder ; mais ayez pitié de lui. Il n’avait pas osé parler de Tournay dans sa requête au roi, parce qu’il ne voulait pas que son nom retentît aux oreilles des monarques. Il a été tout stupéfait et tout confondu de voir que le roi lui accordait, pour lui et pour sa nièce, l’ancien dénombrement de Ferney. S’il avait eu un peu de présomption, il aurait fait aisément insérer Tournay dans le brevet, et tout était fini ; il serait sûr d’être l’homme le plus libre du monde ; sa modestie l’a perdu. Mais, monsieur, que vos bontés secondent cette modestie funeste, et que je vous aie l’obligation de ne point perdre mes droits de Tournay ! Si on m’en ôte un, on me les enlève tous. Je n’ai acheté cette terre à vie que par le seul motif de jouir de ces droits, et à cette condition. M. de Brosses me les a garantis par un billet de sa main, aussi bien que l’exemption des lods et ventes. Me voilà donc dans la nécessité de plaider au conseil contre M. de Brosses, et d’exiger de lui cette garantie. On peut me demander le dixième, la capitation, etc. Il est très-certain que, hors le droit de ressort au parlement de Dijon, Tournay et Ferney sont absolument libres ; je pourrais même, si j’étais calviniste, avoir un prédicant dans mon château. Enfin, monsieur, vous sentez combien des droits si singuliers doivent être chers. Je n’ai pas, en vérité, le courage de demander au roi un second brevet ; mais je suis persuadé qu’un mot de vous vaudrait une patente. Si vous aviez la bonté de dire à MM. Faventine, Douet ou autres, que le roi m’a accordé un brevet de franchise de tous droits à Ferney, et que vous regardez ce brevet comme une conséquence des droits que M. de Brosses m’a transmis à Tournay ; si enfin vous pouviez leur remontrer que, la chose étant litigieuse, on doit pencher du côté de la faveur ; si du moins vous daigniez exiger d’eux un délai pendant lequel il se pourrait, à toute force, que je fusse assez insolent pour demander un petit mot de confirmation pour Tournay, je vous aurais la plus sensible obligation du monde.

Vous autres, messieurs du conseil, vous n’aimez pas trop les gens qui veulent être libres ; mais daignez considérer que j’ai l’honneur d’être Suisse, que vous m’avez toujours un peu aimé, et vous pouvez me rendre le plus heureux mortel qui respire.

Voulez-vous bien permettre que je vous envoie le mémoire des fermiers généraux noté de remarques de Mathanasius ?

Recevez mes impertinentes prières et mes tendres respects.


Le Suisse V.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.