Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3784

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 40-41).

3784. — À M. D’ALEMBERT.
À Tournay, 19 février[1].

J’ai besoin de savoir, mon cher et grand philosophe, si frère Berthier, de la société de Jésus, continue encore à farcir ses menstrues de Trévoux d’injures et de sottises contre d’honnêtes gens qui ne pensent point à lui, tandis que douze de ses confrères[2] sont dans les fers, à Lisbonne, accusés et convaincus, dit-on, d’avoir encouragé les conjurés au parricide, au nom de la vierge Marie et de son fils Jésus, consubstantiel au Père.

J’ai besoin de savoir ce que c’est qu’un monstre[3] bavard qui a justifié la revocation de l’edit de Nantes, et la Saint-Barthélemy.

Il me faut aussi le nom de l’avocat sans cause qui a griffonné des Lettres hollandaises[4] contre le roi de Prusse, jusqu’au moment du silence imposé par la bataille de Rosbach, et qui depuis s’est acharné contre la raison.

Et quel est le malheureux[5] qui a engagé le parlement de Paris à se faire géomètre, mécanicien, métaphysicien, médecin, théologien, etc., pour juger vingt volumes in-folio de l’Encyclopédie ?

Vous qui savez tant de belles et bonnes choses, ne pourriez-vous point savoir aussi quelque chose des odieuses bêtises sur lesquelles je voudrais être instruit ?

J’avoue que j’aimerais bien mieux savoir à quoi vous vous occupez, et quelles vérités vous voulez apprendre aux hommes, qui ne le méritent pas, dans un temps où la vérité est persécutée par les fripons et par les sots. Vous n’avez pas daigné revoir nos sociniens de Genève ; mais si vous allez jamais dans le pays du pape, des châtrés, et des processions, passez par chez nous. Vous verrez que les prédicants de Genève respectent les tours de Ferney, les fossés de Tournay, et même les jardins des Délices. Dites-moi si Jean-Jacques est devenu tout à fait fou ; dites-moi si Diderot ne l’est pas d’avoir voulu continuer l’Encyclopédie en France ; et moi, j’avouerai que vous êtes très-sage de vous être tiré de ce bourbier. Mon Dieu ! que de bavarderies sur la population, sur le commerce, etc. ! Eh ! Jeans-f…, parlez moins de population, et peuplez.

Que dites-vous du roi de Prusse qui m’envoie deux cents vers[6] de Breslau, pendant qu’il assemble près de deux cent mille hommes ? Que dites-vous d’Helvétius, et de l’honneur qu’on lui a fait[7] ? Mais que dites-vous de moi, qui vous ennuie et qui vous aime ?

  1. La réponse de d’Alembert est du 24.
  2. Voyez tome XV, pages 395 et suiv.
  3. Caveyrac ; voyez tome XXIV, page 475.
  4. L’Observateur hollandais, ou Lettres, etc., est de Moreau.
  5. Abraham-Joseph de Chaumeix.
  6. Ces vers, et la lettre qui les accompagnait, nous sont inconnus.
  7. Le livre De l’Esprit, condamné le 6 février, avait été brûlé le 10.