Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3764

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 26-27).
3764. — À MADAME DU BOCCAGE.
Aux Délices, 2 février.

Qui les a faits, ces vers doux et coulants,
Qui comme vous ont le talent de plaire ?
Pour moi, j’ai dit en voyant ces enfants :
À leurs attraits je reconnais leur mère.
Quoi ! vous louez ma retraite, mes goûts,
Les agréments de mon séjour champêtre !
Vous prétendez que, même loin de vous,
Je suis heureux, et sage aussi peut-être.
Il est bien vrai que la félicité
Devrait loger sous l’humble toit du sage.
Je la cherchai dans mon doux ermitage ;
Elle y passa ; mais vous l’avez quitté.


Ou les vers en et en age que j’ai reçus de Paris sont de vous, madame, ou il y a quelqu’un qui vous ressemble et qui vous vaut bien. Pardonnez-moi si je vous ai soupçonnée sans hésiter. J’ai cru reconnaître votre écriture, et j’ai la vanité de croire que je ne me méprends pas à votre style ; ce n’est point un jugement téméraire d’accuser les gens des actions qu’ils sont accoutumés de commettre.

Je ne trouve rien à dire contre ma retraite, sinon que vous habitez Paris. Je suis comme le renard[1] sans queue qui voulait ôter la queue à ses camarades.

Je voudrais que les personnes à grands talents me justifiassent, moi qui ai pris le parti de me retirer parce que je n’en ai que de petits. Je vois qu’en général petits et grands ne trouvent guère que des jaloux et de très-mauvais juges. Il me paraît que les grâces et le bon goût sont bannis de France, et ont cédé la place à la métaphysique embrouillée, à la politique des cerveaux creux, à des discussions énormes sur les finances, sur le commerce, sur la population, qui ne mettront jamais dans l’État ni un écu ni un homme de plus. Le génie français est perdu ; il veut devenir anglais, hollandais, et allemand. Nous sommes des singes qui avons renoncé à nos jolies gambades, pour imiter mal les bœufs et les ours. La Tocane et la Goutte de Chaulieu, qui ne contiennent que deux pages, valaient cent fois mieux que tous les volumes dont on nous accable. On croit être solide, on n’est que lourd et lourdement chimérique.

Est-il vrai, madame, que le parlement[2] fait brûler le livre de l’Esprit ? Passe encore pour des mandements d’évêque ; mais de gros in-quarto scientifiques ! Sont-ce là des procès à juger dans la cour des pairs ?

M. de Cideville est-il à Paris ? Je lui ai écrit dans sa rue de Saint-Pierre ; peut-être n’y est-il plus. Voyez-vous souvent le grand abbé du Resnel ? Ces deux messieurs me paraissent à moitié sages ; ils passent six mois au moins hors de Paris.

Pardon, madame ; non, ils ne sont point sages du tout, ni moi non plus ; ils vous quittent six mois, et moi pour toujours ! Daignez m’écrire, si vous voulez que je ne sois pas à plaindre.

Pardonnez, madame, à un malingre, s’il n’a pas l’honneur de vous écrire de sa main ; son corps est faible, mais son cœur est rempli pour vous des sentiments les plus vifs d’estime et d’attachement.

Il en dit autant à M. du Boccage.

  1. La Fontaine, livre V. fable v.
  2. L’arrêt du parlement est du 6 février, mais le réquisitoire d’Omer Joly de Fleury est du 29 janvier 1759 ; voyez ci-après, lettre 3770.