Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3770

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 30-31).

3770. — À M. THIERIOT.
Au château de Tournay, 7 février.

Mon ancien ami, on peut, dans une séance académique, reprocher à l’auteur du livre intitulé de l’Esprit, que l’ouvrage ne répond point au titre ; que des chapitres sur le despotisme[1] sont étrangers au sujet ; qu’on prouve avec emphase quelquefois des vérités rebattues, et que ce qui est neuf n’est pas toujours vrai ; que c’est outrager l’humanité de mettre sur la même ligne l’orgueil[2], l’ambition, l’avarice, et l’amitié ; qu’il y a beaucoup de citations fausses, trop de contes puérils, un mélange de style poétique et boursouflé avec le langage de la philosophie, peu d’ordre, beaucoup de confusion, une affectation révoltante de louer de mauvais ouvrages, un air de décision plus révoltant encore, etc., etc. On devrait aussi, dans la même séance, avouer que le livre est plein de morceaux excellents.

Mais on ne peut voir sans indignation qu’on persécute, avec cet acharnement continu, un livre que cette persécution seule peut rendre dangereux, en faisant rechercher au lecteur le venin caché qu’on y suppose. On dit que cette vexation odieuse est le fruit de l’intrigue des jésuites[3], qui ont voulu aller par Helvétius à Diderot. J’estime beaucoup ces deux hommes, et les indignités qu’ils éprouvent me les rendent infiniment chers.

Je vous prie de me dire quel est le conseiller ou président géomètre, métaphysicien, mécanicien, théologien, poëte, grammairien, médecin, apothicaire, musicien, comédien, qui est à la tête des juges de l’Encydopèdie. Il me semble que je vois l’Inquisition condamner Galilée. L’esprit de vertige est bien répandu dans votre pauvre ville de Paris.

Quelle pitié de fourrer dans leurs caquets[4] un poëme sur la Religion naturelle ! Les gens un peu instruits savent qu’il y a un poëme sur la loi naturelle, dans un recueil d’ouvrages assez connus[5], et que le poëme tronqué de la Religion naturelle est une mauvaise brochure dans laquelle l’auteur est estropié. Mais l’auteur ne s’en soucie guère, et sait ce qu’il doit penser des sots et des fous. Il y a longtemps que j’ai mis entre eux et moi un fil long de plus d’une brasse.

Quand vous serez démontmorencié[6], vous feriez bien de venir

  1. Discours III, chap. xvii à xxi inclusivement.
  2. Discours III, chap. x à xiv.
  3. Louis, dauphin (père des rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X), partisan déclaré des jésuites, donna le premier signal de la persécution excitée contre Helvétius, en montrant à la reine les belles choses que faisait imprimer le maître d’hôtel de cette princesse. (Cl.)
  4. L’arrêt du parlement, du 6 février 1759, était contre le livre De l’Esprit, l’Encyclopédie, le Pyrrhonisme du sage, la Philosophie du bon sens, la Religion naturelle, etc.
  5. Les éditions des Œuvres de Voltaire, publiées par les Cramer ; voyez une note de la lettre 3554.
  6. Thieriot, qui demeurait à l’hôtel du comte de Montmorency, rue Saint-Honoré, était sur le point de le quitter pour aller demeurer chez le marquis de Paulmy, à l’Arsenal.