Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3756

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 18-19).

3756. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Au château de Tournay, route de Genève, 25 janvier.

Madame, je reçois à point nommé la lettre très-aimable, très-ingénieuse, très-édifiante dont Votre Altesse sérénissime m’honore, du 16 janvier. Il est bien clair que tous n’avez rien de mieux à faire que de vous résigner. Le roi de Prusse et ses ennemis n’en usent pas d’une manière si philosophe et si chrétienne. Voici en tout cas un des plus beaux et des plus doux hivers possibles ; je crains bien qu’on n’en abuse pour désoler quelque pauvre province. Le système de Leibnitz peut être consolant ; mais celui des princes chrétiens, révérence parler, ne l’est guère. Il fait un aussi beau temps dans l’enceinte de nos Alpes que dans vos plaines de Thuringe, et nous ne craignons ni pandours, ni housards, ni troupes réglées ni déréglées. Voici un vrai temps pour venir vous faire sa cour. Les visites que Votre Altesse sérénissime peut recevoir des majors impériaux, ou français, ou autrichiens, ou prussiens, ne seraient certainement pas des hommages aussi purs, aussi sincères que les miens.

Je viens de recevoir une visite un peu extraordinaire du Genevois La Bat, baron suisse. Il s’est plaint à moi, madame, que votre ministre n’a pas daigné lui écrire ; il dit qu’il attend en vain une réponse depuis le commencement de décembre ; il dit qu’il a donné son argent longtemps auparavant, et qu’on n’en a pas seulement accusé la réception. Il prétend, en bon Suisse, en bon Genevois, s’en prendre à moi. J’ose conjurer Votre Altesse sérénissime de vouloir bien lui faire écrire d’une manière satisfaisante, et que votre pauvre serviteur ne soit plus exposé à ses menaces.

Il me semble qu’il y a un grand refroidissement entre la cour de France et celle du Palatin, et quelques autres encore. Mais quand la rage d’exterminer des hommes se refroidira-t-elle ? Jamais si petit sujet n’a ensanglanté la terre et les mers. Passe encore quand on combattait pour Hélène ; mais le Canada et la Silésie ne méritent pas que tout le monde s’égorge.

On prétend que les jésuites sont les auteurs de la conspiration du Portugal ; autre scène d’horreurs. Ah ! comme ce monde est fait ! Mais vous l’ornez, madame, et je ne peux en dire de mal.

Agréez le profond et tendre respect de V.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.