Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3718

Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 550-551).


3718. — À M. BIORT, ÉVÊQUE D’ANNECY[1].

15 décembre 1758.

Monseigneur, le curé d’un petit village nommé Moëns, voisin de ma terre, a suscité un procès à mes vassaux de Ferney, et, ayant souvent quitté sa cure pour aller solliciter à Dijon, il a accablé aisément cultivateurs uniquement occupés du travail qui soutient leur vie. Il leur a fait pour quinze cents livres de frais pendant qu’ils labouraient leurs champs, et a eu la cruauté de compter parmi ses frais de justice les voyages qu’il a faits pour les ruiner. Vous savez mieux que moi, monseigneur, combien, dès les premiers temps de l’Église, les saints Pères se sont élevés contre les ministres sacrés qui emploient aux affaires temporelles le temps destiné aux autels. Mais si on leur avait dit : « Un prêtre est venu avec des sergents rançonner de pauvres familles, les forcer de vendre le seul pré qui nourrit leurs bestiaux, et ôter le lait à leurs enfants, » qu’auraient dit les Jérôme, les Irénée, les Augustin ? Voilà, monseigneur, ce que le curé de Moëns est venu faire à la porte de mon château, sans daigner même me venir parler. Je lui envoyé dire que j’offrais de payer la plus grande partie de ce qu’il exige de mes communes, et il a répondu que cela ne le satisfaisait pas.

Vous gémissez sans doute que des exemples si odieux soient donnés par des pasteurs catholiques, tandis qu’il n’y a pas un seul exemple qu’un pasteur protestant ait été en procès avec ses paroissiens[2]. Il est humiliant pour nous, il le faut avouer, de voir dans des villages du territoire de Genève des pasteurs hérétiques qui sont au rang des plus savants hommes de l’Europe, qui possèdent les langues orientales, qui prêchent dans la leur avec éloquence, et qui, loin de poursuivre leurs paroissiens pour un arpent de seigle ou de vigne, sont leurs consolateurs et leurs pères. C’est une des raisons qui ont dépeuplé le canton que j’habite. Deux de mes jardiniers ont quitté, l’année précédente, notre religion pour embrasser la protestante. Le village de Rosières avait trente-deux maisons, et n’en a plus qu’une ; les villages de Magny et de Boisy ne sont plus que des déserts. Ferney est réduit à cinq familles, ayant droit de commune, et ce sont ces cinq pauvres familles qu’un curé veut forcer d’abandonner leurs demeures pour aller chercher sur le territoire de la florissante Genève le pain qu’on leur dispute dans les chaumières de leurs pères.

Je conjure votre zèle paternel, votre humanité, votre religion, non pas d’engager le curé de Moëns à se relâcher des droits que la chicane lui a donnés : cela est impossible ; mais à ne pas user d’un droit si peu chrétien dans toute sa rigueur, à donner les délais que donnerait le procureur le plus insatiable, à se contenter de ma promesse, que j’exécuterai aussitôt que mes malheureux vassaux auront rempli une formalité de justice préalable et nécessaire. J’attends de vous cette grâce, ou plutôt cette justice.

Je suis, etc.

  1. Cette lettre a été publiée par Beuchot au 15 décembre de l’année 1759.
  2. Ce qui fait que jamais les curés protestants n’ont jamais de procès avec leurs ouailles, c’est que ces curés sont payés par l’État, qui leur donne des gages : ils ne disputent point la dixième ou la huitième gerbe à des malheureux. C’est le parti que l’impératrice Catherine II a pris dans son empire immense. La vexation des dîmes y est inconnue. — Cette note est de 1776, lorsque Voltaire, dans son Commentaire historique, y fit imprimer une partie de sa lettre à Biort. (B.)