Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2974

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 427-428).

2974. — À M. DARGET[1].
Le 5 août 1755.

Je vous dois, mon ancien ami, un compte exact de ce qui s’est passé en dernier lieu au sujet de ce poëme de la Pucelle d’Orléans, dont on pourra dire comme de celle de Chapelain :


Depuis trente ans on parle d’elle,
Et bientôt on n’en dira rien.


C’est peu qu’on ait déshonoré la littérature jusqu’à imprimer le Siècle de Louis XIV avec des notes aussi absurdes que calomnieuses, et qu’on se soit avisé de faire un libelle scandaleux d’un ouvrage approuvé de tous les honnêtes gens de l’Europe ; c’est peu qu’on ait donné sous mon nom une prétendue Histoire universelle, dont il n’y avait pas dix chapitres qui fussent de moi, et dont l’ignorance a rempli tous les vides : les mêmes gens qui me persécutent depuis si longtemps ont mis le comble à ces malversations inouïes jusqu’à nos jours parmi les gens de lettres. Ils ont déterré quelques fragments de cet ancien poëme de la Pucelle d’Orléans, qui était assurément un badinage très-innocent ; quand ils ont su que j’étais en France, ils ont ajouté à cet ouvrage des vers aussi plats qu’offensants contre les amis que j’ai en France[2], et contre les personnes[3] et les choses les plus respectables. Quand on a vu que j’avais choisi un petit asile auprès de Genève, où ma mauvaise santé m’a forcé de chercher des secours auprès d’un des plus célèbres médecins de l’Europe, il ont glissé au plus vite dans l’ouvrage des vers contre Calvin[4] : ils vivent du fruit de leurs manœuvres ; ils vendent chèrement leurs manuscrits ridicules aux dupes qui les achètent, et se font ainsi un revenu fondé sur la calomnie. En vérité, mon cher ami, si ces malheureux pouvaient être appelés des gens de lettres, je serais presque de l’avis de ce citoyen de Genève[5] qui a soutenu avec tant d’esprit que les belles-lettres ont servi à corrompre les mœurs. On a député dans le pays où je suis un homme qui se mêle de vendre des livres : il se nomme Grasset ; il vint dans ma maison le 26 juillet, et me proposa de me vendre cinquante louis d’or un de ces manuscrits ; il m’en fit voir un échantillon : c’était une page remplie de tout ce que la sottise et l’impudence peuvent rassembler de plus méprisable et de plus atroce ; voilà ce que cet homme vendait sous mon nom, et ce qu’il voulait me vendre à moi-même. Il me dit, en présence de plusieurs personnes, que le manuscrit venait d’un Allemand qui l’avait vendu cent ducats ; ensuite il dit qu’il venait d’un ancien secrétaire de monseigneur le prince Henri : il entend sans doute le secrétaire à qui votre beau-frère a succédé, et qui était avec cet autre fripon de Tinois ; mais ni le roi de Prusse, ni le prince Henri, n’ont jamais eu entre leurs mains des choses si indignes d’eux. Il nomma plusieurs personnes, il assura que La Beaumelle en avait un exemplaire à Amsterdam ; je pris le parti de porter sur-le-champ au résident de France la feuille scandaleuse que cet homme m’avait apportée écrite de sa main. On mit Grasset en prison ; il dit alors qu’il la tenait d’un nommé Maubert, ci-devant capucin, auteur de je ne sais quel Testament politique du cardinal Albèroni[6], dans lequel le ministère de France et M. le maréchal de Belle-Isle sont calomniés avec cette impudence qu’on punissait autrefois et qu’on méprise aujourd’hui ; enfin on a banni de Genève le nommé Grasset. On a interrogé le sieur Maubert, et on lui a signifié que, si l’ouvrage paraissait, on s’en prendrait à lui. Voilà tout ce que j’ai pu faire, dans un pays où la justice n’est pas rigoureuse ; j’attends de votre amitié que vous voudrez bien m’instruire de ce que vous pourrez apprendre sur cette misère. Si vous voyez M. de Croismare et M. Duverney, je vous prie de leur faire mes très-humbles compliments ; mes Délices me font souvenir de Plaisance[7]. Je n’ose demander des ognons de tulipe à M. Duverney, c’est la seule chose qui me manque dans ma retraite trop belle pour un philosophe. Il faut savoir jouir et savoir se passer ; j’ai tâté de l’un et de l’autre. Je vous souhaite fortune, agréments ; et j’aurais voulu que ma maison eût été sur le chemin de Vesel.

P. S. Pourrez-vous avoir la bonté de me dire le nom de ce Provençal[8] qui était ci-devant secrétaire du prince Henri ? Je vous embrasse. Je suis bien malade.

  1. La réponse de Darget est le n° 3002.
  2. Thibouville et Richelieu ; voyez lettres 2916 et 2966.
  3. Louis XV et Mme de Pompadour ; voyez lettre 2924.
  4. Voyez la lettre 2972.
  5. J.-J. Rousseau.
  6. Voyez tome XXIV, page 11.
  7. Château de Pâris-Duverney, près de Nogent-sur-Marne.
  8. Il s’appelait du Puget ; voyez la lettre 3002.