Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2894

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 358-359).

2894. — À M. THIERIOT.
Aux Délices, 24 mars.

Je ne vous ai point écrit, mon ancien ami, depuis longtemps ; je me suis fait maçon, charpentier, jardinier ; toute ma maison est renversée, et, malgré tous mes efforts, je n’aurai pas de quoi loger tous mes amis comme je voudrais, Rien ne sera prêt pour le mois de mai ; il faudra absolument que nous passions deux mois à Prangins, avec Mme de Fontaine, avant qu’on puisse habiter mes Délices. Ces Délices sont à présent mon tourment. Nous sommes occupés. Mme Denis et moi, à faire bâtir des loges pour nos amis et pour nos poulets. Nous faisons faire des carrosses et des brouettes ; nous plantons des orangers et des ognons, des tulipes et des carottes ; nous manquons de tout ; il faut fonder Carthage. Mon territoire n’est guère plus grand que celui de ce cuir de bœuf qu’on donna à la fugitive Didon. Mais je ne l’agrandirai pas de même. Ma maison est dans le territoire de Genève, et mon pré dans celui de France. Il est vrai que j’ai à l’autre bout du lac une maison qui est tout à fait en Suisse ; elle est aussi un peu bâtie à la suisse. Je l’arrange en même temps que mes Délices ; ce sera mon palais d’hiver, et la cabane où je suis à présent sera mon palais d’été.

Prangins est un véritable palais ; mais l’architecte de Prangins a oublié d’y faire un jardin, et l’architecte des Délices a oublié d’y faire une maison. Ce n’est point un Anglais qui a habité mes Délices, c’est le prince de Saxe-Gotha. Vous me demanderez comment ce prince a pu s’accommoder de ce bouge : c’est que ce prince était alors un écolier, et que, d’ailleurs, les princes n’ont guère à donner des chambres d’amis.

Je n’ai trouvé ici que de petits salons, des galeries, et des greniers ; pas une garde-robe. Il est aussi difficile de faire quelque chose de cette maison que des livres et des pièces de théâtre qu’on nous donne aujourd’hui.

J’espère cependant que, à force de soins, je me ferai un tombeau assez joli. Je voudrais vous engraisser dans ce tombeau, et que vous y fussiez mon vampire.

Je conçois que la rage de bâtir ruine les princes aussi bien que les particuliers. Il est triste que le duc de Deux-Ponts[1] ôte à son agent littéraire ce qu’il donne à ses maçons. Je vous conseillerais, pour vous remplumer, de passer un an sur notre lac : vous y seriez alimenté, désaltéré, rasé, porté[2] de Prangins aux Délices, des Délices à Genève, à Morges, qui ressemble à la situation de Constantinople, à Monrion, qui est ma maison près de Lausanne ; vous y trouveriez partout bon vin et bon visage d’hôte ; et, si je meurs dans l’année, vous ferez mon épitaphe. Je tiens toujours qu’il faudrait que M. de Prangins vous amenât avec Mme de Fontaine, à la fin de mai. Je viendrais vous joindre à Prangins dès que vous y seriez, et je me chargerais de votre personne pour tout le temps que vous voudriez philosopher avec nous. Ne repoussez donc pas l’inspiration qui vous est venue de revoir[3] votre ancien ami.

On m’a envoyé quelques fragments de la Pucelle, qui courent Paris ; ils sont aussi défigurés que mon Histoire générale.

On estropie tous mes enfants, cela fait saigner le cœur.

J’attends Lekain ces jours-ci ; nous le coucherons dans une galerie, et il déclamera des vers aux enfants de Calvin. Leurs mœurs se sont fort adoucies ; ils ne brûleraient pas aujourd’hui Servet, et ils n’exigent point de billets de confession.

Je vous embrasse de tout mon cœur, et prends beaucoup plus d’intérêt à vous qu’à toutes les sottises de Paris, qui occupent si sérieusement la moitié du monde.

  1. Chrétien IV, né en 1722, mort en novembre 1775.
  2. Regnard a dit dans le Joueur, III, iv :

    Alimenté, rasé, désaltéré, porte.

  3. Thieriot n’alla voir Voltaire qu’en juillet 1762, à Ferney.