Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2873

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 340-342).
2873. — À M. DE BRENLES.
À Prangins, 9 février.

Que de peines, monsieur, pour avoir ce tombeau que je cherche ! Je vois bien que la maison de M. d’Hervart est trop considérable pour moi ; j’ai très-peu de bien libre, j’ai perdu le tiers de mes rentes à Paris, et ma fortune est, comme ma réputation, un petit objet qui excite beaucoup d’envie. Si je peux parvenir à posséder très-précairement Saint-Jean[1] l’été, et Monrion l’hiver, ou bien Prélaz, je me tiendrai heureux. Je n’aurai besoin l’hiver que de vous et de bons poêles. Être chaudement avec un ami, c’est tout ce qu’il faut. Je redoute le monde, et les derniers jours de ma vie doivent être consacrés à la solitude et à l’amitié. Je vous avertis d’avance que mon commerce a besoin de la plus grande indulgence. Des souffrances presque continuelles me réduisent à des assujettissements bien désagréables dans la société. Cette pauvre âme, ce sixième sens dépendant des cinq autres, se ressent de la décadence de la machine. Vous verrez un arbre qui a produit quelques fruits, et dont les branches sont desséchées. Votre philosophie n’en sera point rebutée ; elle connaît la misère humaine. Je vous jure que, si j’acquiers les beaux jardins de Saint-Jean, c’est pour ma nièce ; et, si je peux avoir Monrion, c’est pour vous. Il sera assez singulier que ce soient les environs de la sévère Genève qui soient voluptueux, et que la simplicité philosophique soit le partage des environs de Lausanne. Je vous serai très-obligé si vous voulez toujours entretenir M. de Giez dans la disposition de me louer la maison et le jardin de Monrion, ou du moins ce qui passe pour être jardin ; je suis encore en l’air sur tout cela. Il y a de grandes difficultés sur l’acquisition de Saint-Jean. Le propriétaire de Monrion est un peu épineux. Si la maison de Prélaz est plus logeable pour l’hiver, et si l’on peut s’en accommoder avec moi, ce sera le meilleur parti ; mais il faut commencer par voir le local, et il n’y a que M. Panchaud[2] au monde qui prétende que je doive acheter Monrion sans l’avoir vu.

Enfin, mon cher monsieur, je prie Dieu qu’il m’accorde le bonheur d’être votre voisin. Je vous embrasse. Mille respects à Mme de Brenles. V.

J’apprends dans ce moment que le marché de Saint-Jean est entièrement conclu ; cela est très-cher, mais très-agréable et commode. Il est plaisant que je sois propriétaire d’une terre précisément dans le pays où il ne m’est pas permis d’en avoir.

Cette affaire m’encourage à finir celle de Monrion, si je peux. Il faut donner la préférence à Monrion sur Prélaz, si Prélaz n’est pas meublé ; mais, encore une fois, je veux absolument une solitude auprès de vous. C’est vous qui m’avez débauché ; comptez que j’aime plus la tête du lac que la queue.

J’appelle Saint-Jean les Délices, et la maison ne portera ce nom que quand j’aurai eu l’honneur de vous y recevoir. Les Délices seront pour l’été, Monrion pour l’hiver ; et vous, pour toutes les saisons. Je ne voulais qu’un tombeau, j’en aurai deux.


Te Ieneam moriens, déficiente manu.

(Tibulle, liv. I, élég. i. v. 64.)

  1. Entre la route de Genève à Lyon et la rive droite du Rhone, immédiatement au-dessous du confluent de ce fleuve et de l’Arve, est une colline dont le sommet forme un plateau assez vaste, et domine, au nord-est, la ville natale de J.-J. Rousseau. C’est sur ce plateau que Voltaire, muni de l’autorisation du conseil de la république, acheta, le 8 ou le 9 février 1755, une maison qu’il appela aussitôt les Délices. Cette habitation, peu considérable alors, lui fut vendue 87, 000 livres par le conseiller Mallet, à condition qu’on lui en rendrait 38, 000 quand il la quitterait (lettre du 1er mai 1766 au chevalier de Taulès). Cette maison de campagne, successivement accrue et embellie par son nouveau propriétaire, principalement de 1755 à 1760, mérita de plus en plus le nom de Délices, qui lui est resté. La main qui venait de donner les derniers traits de plume à l’Orphelin de la Chine planta sur la terrasse des Délices les beaux marronniers que l’on y voit encore. Une des premières visites que l’auteur de Zaïre reçut à ce nouveau domicile fut celle d’Orosmaane-Lekain. Bientôt le nombre de ces visites s’accrut. — Outre la maison de Monrion, que Voltaire loua définitivement quelques jours après l’acquisition des Délices, il en habita encore une autre, à Lausanne même, vers la fin de 1757 et en 1758. Dans les derniers mois de cette même année, Voltaire acheta aussi Ferney et Tournai ; et l’auteur du Mondain, ayant

    Le superflu, chose très-nécessaire,


    se trouva possesseur, en 1759, de cinq habitations, non compris Mon-Repos, où il établit une salle de spectacle, tout près de Lausanne. Cependant le philosophe commença à se dégoûter un peu du séjour des Délices, en 1758. J.-J. Rousseau, auteur de pièces de théâtre, l’accusa de corrompre sa république par des spectacles tragiques ; et l’on prétend même que le peuple genevois, bien plus éclairé et par conséquent beaucoup plus tolérant aujourd’hui, menaça l’auteur de Mérope de brûler sa maison. Ce dégoût augmenta encore, quelques années plus tard, au sujet des querelles qui divisèrent le Conseil des Quinze-Cents et celui des Vingt-Cinq, que le malin voisin appelait les vingt-cinq perruques. Voltaire essaya de jouer le rôle de conciliateur ; mais, voyant qu’il lui serait difficile de contenter tout le monde, il quitta prudemment les Délices, vers la fin de février 1765, en vertu du marché contracté par lui en février 1755 (lettres du 1er et du 10 février 1765 à Damilaville, et du 1er mai 1766 à Taulès). On peut évaluer à cinq ans et demi le temps que Voltaire habita les Délices, pendant qu’il en fut propriétaire. Cette belle maison de campagne appartient aujourd’hui (1829) à la famille Tronchin. (Cl.)

  2. Lettre du 29 décembre, 1760, au pasteur Bertrand.