Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2556

Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 24-25).

2556. — À. M. ROQUES.
À Gotha, 18 mai.

Je suis fâché à présent, monsieur, d’avoir répondu à La Beaumelle avec la sévérité qu’il méritait. On dit qu’il est à la Bastille ; le voilà malheureux, et ce n’est pas contre les malheureux qu’il faut écrire. Je ne pouvais deviner qu’il serait enfermé dans le temps même que ma réponse paraissait. Il est vrai qu’après tout ce qu’il a écrit avec une si furieuse démence contre tant de citoyens et de princes, il n’y avait guère de pays dans le monde où il ne dût être puni tôt ou tard ; et je sais, de science certaine, qu’il y a deux cours où on lui aurait infligé un châtiment plus capital que celui qu’il éprouve. Vous me parlez de votre amitié pour lui ; vous avez apparemment voulu dire pitié.

Il était de mon devoir de donner un préservatif contre sa scandaleuse édition du Siècle de Louis XIV, qui n’est que trop publique en Allemagne et en Hollande. J’ai dû faire voir par quel cruel artifice on a jeté ce malheureux auteur dans cet abîme. Je vous répète encore, monsieur, ce que j’ai mandé au roi de Prusse ; c’est que si les choses dont vous m’avez bien voulu avertir, et que j’ai sues par tant d’autres, ne sont pas vraies ; si Maupertuis n’a pas trompé La Beaumelle, tandis qu’il était à Berlin, pour l’exciter contre moi ; si Maupertuis peut se laver des manœuvres criminelles dont la lettre de La Beaumelle le charge, je suis prêt à demander pardon publiquement à Maupertuis. Mais aussi, monsieur, si vous ne m’avez pas trompé, si tous les autres témoins sont unanimes ; s’il est vrai que Maupertuis, parmi les instruments qu’il a employés pour me perdre, n’ait pas dédaigné de me calomnier, même auprès de La Beaumelle, et de l’exciter contre moi, il est évident que le roi de Prusse me doit rendre justice.

Je ne demande rien, sinon que ce prince connaisse qu’après lui avoir été passionnément attaché pendant quinze ans, ayant enfin tout quitté pour lui dans ma vieillesse, ayant tout sacrifié, je n’ai pu certainement finir par trahir envers lui des devoirs que mon cœur m’imposait. Je n’ai d’autres ressources que dans les remords de son âme royale, que j’ai crue toujours philosophe et juste. Ma situation est très-funeste ; et quand la maladie se joint à l’infortune, c’est le comble de la misère humaine. Je me console par le travail et par les belles-lettres, et surtout par l’idée qu’il y a beaucoup d’hommes qui valaient cent fois mieux que moi, et qui ont été cent fois plus infortunés. Dans quelque situation cruelle que nous nous trouvions, que sommes-nous pour oser murmurer ?

Au reste, je ne vous ai rien écrit que je ne veuille bien que tout le monde sache, et je peux vous assurer que, dans toute cette affaire, je n’ai pas eu un sentiment que j’eusse voulu cacher.

Je suis, monsieur, etc.