Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2557

Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 25-26).

2557. — À M. LE MARQUIS D’ARGENS.
Le 26 mai.

Mon cher révérend diable et bon diable, j’ai reçu avec une syndérèse cordiale votre correction fraternelle. J’ai un peu lieu d’être lapsus, et les damnés rigoristes pourraient bien me refuser place dans nos enfers ; mais je compte sur votre indulgence. Vous comprendrez que c’en serait un peu trop d’être brûlé[1] dans ce monde-ci et dans l’antre. Je me flatte que votre clémence diminuera un peu les peines que vous m’imposez.

J’ai frémi au titre des livres que vous dites brûlés ; mais sachez qu’il y a encore dans la province une édition des Lettres[2] d’Isaac-Onitz, et que ce sera mon refuge. Je bois d’ailleurs des eaux du Léthé, et je vais incessamment boire celles de Plombières. Mon médecin m’avait conseillé de me faire enduire de poix-résine, selon la nouvelle méthode[3] ; mais il a fait réflexion que le feu y prendrait trop aisément, et que nous devons, vous et moi, nous délier des matières combustibles. Je crois, mon cher frère, que vous avez été bien fourré cet hiver ; il a été diabolique, comme disent les gens du monde. Pour moi, j’ai fait un feu d’enfer, et je me suis toujours tenu auprès, sans sortir de mon caveau.

Encore une fois, pardonnez-moi mon péché ; songez que je suis un juste à qui la grâce de notre révérend père prieur a manqué. Je me vois immolé aux géants de la terre australe, à une ville latine, au grand secret de connaître la nature de l’âme avec une dose d’opium. Que sa sainte volonté soit faite sur la terre comme en enfer ! Je vous souhaite, mon cher frère, toutes les prospérités de ce monde-ci et de l’autre. Surtout n’oubliez pas de vous affubler d’un bonnet à oreilles au mois de juin, d’une triple camisole, et d’un manteau. Jouez de la basse de viole, et, si vous avez quelques ordres à donner à votre frère, envoyez-les à la même adresse.

À propos, je me meurs positivement, Bonsoir ; je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. La Diatribe du docteur Akakia avait été brûlée le 24 décembre 1752 ; voyez tome XXIII, page 560.
  2. Allusion aux Lettres juives.
  3. Celle de Maupertuis.