Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2548
J’étais informé, comme vous écrivîtes à Potsdam, que votre dessein était d’aller à Leipsick pour faire imprimer de nouvelles injures contre le genre humain ; mais comme je suis un grand admirateur de votre adresse, je voulus me donner le spectacle de vos artifices, et je m’amusai de vous voir débiter avec gravité la nécessité de votre voyage fabuleux aux eaux de Plombières. En vérité, nos médecins se sont avisés bien tard de les recommander à leurs malades ; je plains le chirurgien du roi de France[2] et votre nièce, qui vous attendent vainement à ces bains fameux ; je ne doute pas que vous ne soyez rétabli : il y a apparence que les imprimeurs de cette ville vous ont purgé d’une surabondance de fiel… Je ne sais si vous regrettez Potsdam ou si vous ne le regrettez pas, mais si j’en dois juger par l’impatience que vous avez marquée d’en sortir, je devrais croire que vous aviez de bonnes raisons pour vous en éloigner. Je ne veux point les examiner, et j’en appelle à votre conscience, si vous en avez une. J’ai vu la lettre que Maupertuis vous a écrite, et je vous avoue que votre lettre m’a fait admirer la subtilité et l’adresse de votre esprit. Oh ! l’homme éloquent ! Maupertuis dit qu’il saura vous trouver si vous continuez à publier des libelles contre lui, et vous le Cicéron de votre siècle, quoique vous ne soyez ni consul ni père de la patrie, vous vous plaignez à tout le monde que Maupertuis veut vous assassiner. Avouez-moi que vous étiez né pour devenir le premier ministre de César Borgia. Vous faites déposer sa lettre à Leipsick, tronquée apparemment, devant les magistrats de la ville. Que Machiavel aurait applaudi à ces stratagèmes ! Y avez-vous aussi déposé les libelles que vous avez faits contre lui ? Jusqu’à présent vous aviez été brouillé avec la justice, mais par une adresse singulière vous trouvez moyen de vous la rendre utile : c’est ce qui s’appelle faire servir ses ennemis à ses desseins. Pour moi, qui ne suis qu’un bon Allemand et qui ne rougis point de porter le caractère de candeur attaché à cette nation, je ne vous écris point moi-même, parce que je n’ai pas assez de finesse pour composer une lettre dont on ne puisse pas faire mauvais usage… Tous ces grands talents qui me sont connus dans votre personne m’obligent à quelque circonspection, et vous ne devez pas vous étonner si, par la main de mon secrétaire, je vous recommande à la sainte garde de Dieu, quand vous êtes abandonné des hommes[3].
P. S. Vous pouvez faire imprimer cette lettre à côté de celles du pape, des cardinaux de Fleury et d’Albéroni ; mais ne soyez pas assez maladroit pour y changer quelque chose, parce que nous on avons un vidimas en justice[4].
- ↑ Desnoiresterres, Voltaire et Frédéric, page 419.
- ↑ Bajeau, chirurgien-major de la garde du roi de France.
- ↑ Cette lettre a été imprimée originairement dans la Vie de Maupertuis, par La Beaumelle, et dans les Mémoires du duc de Luynes, avec cette mention : « Copie de la lettre du roi de Prusse à Voltaire du 19 avril 1753, communiquée à M. de Mirepoix par ordre du roi. » Cette lettre est-elle bien authentique ? Voltaire l’a-t-il reçue ? S’il l’a reçue, elle aurait dû, à ce qu’il nous semble, lui inspirer moins de sécurité dans la suite de son voyage.
- ↑ Ce post-scriptum paraît encore plus suspect que le corps de la lettre.