Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2403

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 459-461).

2403. — AU MARÉCHAL DE BELLE-ISLE.
À Potsdam, ce 4 août 1752.

Monseigneur, je reconnais à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire votre caractère bienfaisant et qui étend ses soins à tout. Vous ne doutez pas que M. le marquis d’Argens et moi nous n’obéissions à vos ordres avec l’empressement qu’on doit avoir de vous plaire. L’intérêt que je prends à la personne que vous protégez redouble mon amitié pour elle. Mais nous doutons encore que la petite place dont il est question soit vacante. Si en effet elle le devenait, votre protégé ferait très-bien d’aller trouver le sieur Darget, qui a naturellement cette place dans son district, et qui est à Paris chez le sieur Daran, chirurgien. Il regarderait sans doute comme un très-grand honneur celui de vous marquer son respect, et de faire pour le sieur de Mouhy quelque chose qui vous serait agréable ; j’agirai de mon côté avec le zèle d’un homme qui vous est attaché depuis longtemps.

J’aurai l’honneur de vous envoyer incessamment, par le courrier de Hambourg, le livre que vous avez la bonté de me demander[1] et sur lequel vous voulez bien jeter la vue. On en fait actuellement une nouvelle édition beaucoup plus correcte et plus ample ; mais il ne faut pas vous étonner si j’ai omis beaucoup de choses dans le récit des batailles. J’ai déclaré expressément que je ne voulais entrer dans aucun détail de ces actions tant de fois et si diversement rapportées par tous les partis. Les opérations de la guerre n’ont point du tout été mon objet. Je n’ai cherché qu’à mettre sous les yeux ce qui peut caractériser le siècle de Louis XIV, les changements faits dans toutes les parties de l’administration, dans l’esprit et dans les mœurs des hommes, et en un mot ce qui distingue ce beau siècle de tous les autres. Si j’ai rapporté quelquefois des circonstances singulières, c’est sur un petit nombre d’événements dont il m’a paru que le public avait de fausses idées. Par exemple, la plupart des citoyens de Paris croyaient que le Tholus était une forteresse imprenable, et qu’on avait passé un grand fleuve à la nage en présence de l’armée ennemie. Vous savez que le Tholus est une petite tour ruinée dans laquelle il n’y a guère que des commis, et qu’il n’y a pas plus de vingt pas à nager au milieu du bras du Rhin, auprès duquel cette maison de péage est située. J’ai connu une femme qui a passé souvent à cheval le bras de la rivière pour frauder les droits.

J’ai rapporté la mort et les paroles de feu M. le maréchal de Marsin telles que me les conta l’ambassadeur d’Angleterre entre les bras duquel il mourut. Si vous vouliez, monseigneur, me faire favoriser de quelques anecdotes curieuses et intéressantes sur ces batailles, j’en ferais usage dans la première édition.

À l’égard des opérations militaires, il est bien difficile de les rendre intéressantes. Elles se ressemblent presque toutes ; le nombre en est infini ; la postérité en est surchargée. On a donné cent quarante batailles en Europe depuis l’an 1600. Elles sont toutes, au bout de quelques années, éclipsées les unes par les autres. Il n’en reste qu’un faible souvenir, et, par une fatalité singulière, les Mémoires du vicomte de Turenne sont peu lus.

Il en est de même de ces histoires immenses dont nous sommes accablés. Il faudrait vivre cent ans pour lire seulement tous les historiens depuis François Ier. C’est ce qui m’a engagé à réduire en deux petits volumes l’Histoire de Louis XIV, qui avait été falsifiée en sept à huit gros tomes par tant d’écrivains[2].

Si je pouvais me flatter qu’une histoire purement militaire pût se sauver de l’oubli, je crois que ce serait celle de la guerre de 1741. Les grandes choses que vous y avez faites[3] sont dignes de passer à la postérité. Il faudrait une autre plume que la mienne pour écrire un tel ouvrage. Mais je l’ai fait sur les mémoires de tous les généraux. Il n’y a aucune de vos dépêches que je n’aie étudiée, et dans laquelle je n’aie remarqué l’homme de guerre, l’homme d’État, et le bon citoyen. Si mes maladies, qui me privent actuellement de l’honneur de vous écrire de ma main, me permettaient de faire un voyage à Paris, ce sera principalement pour avoir l’honneur de vous faire ma cour et vous consulter. Cette histoire est achevée tout entière ; mais vous sentez que c’est un fruit qu’il n’est pas encore temps de cueillir, et que la vérité est toujours faite pour attendre.

Je vous souhaite une santé parfaite. La France a besoin d’hommes comme vous. Je me flatte que monsieur votre fils vous imitera dans ce zèle infatigable pour le bien public que vous avez montré dans toutes les occasions, et qui vous distingue de tous ceux qui ont parcouru la même carrière.

Je suis, avec un profond respect et l’attachement sincère que vous doit tout bon Français, monseigneur, votre très-humble, etc.

  1. Le Siècle de Louis XIV.
  2. Voyez les notes des lettres 2309 et 2318.
  3. Voyez tome XV, page 200.