Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2318

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 355-357).

2318. — À M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT.
À Berlin, le 8 janvier.

Une des plus grandes obligations qu’un homme puisse avoir à un homme, c’est d’être instruit ; j’ai donc pour vous, mon cher confrère, la plus tendre et la plus vive reconnaissance. Je profiterai sur-le-champ de la plupart de vos remarques[1] ; mais il faut d’abord que je vous en remercie.

Il y a quelques endroits sur lesquels je pourrais faire quelques représentations, comme sur le prince de Vaudemont : il ne s’agit pas là du père, mais du fils, qui était dans le parti des Impériaux, et qu’on appelait alors le prince de Commercy.

Si vous pouvez croire sérieusement que le vicomte de Turenne changea de religion, à cinquante ans, par persuasion, vous avez assurément une bonne âme. Cependant si, en faveur du préjugé, il faut adoucir ce trait, de tout mon cœur ; je ne veux point choquer d’aussi grands seigneurs que les préjugés.

À l’égard du canon que Mademoiselle fit tirer, l’ordre ne fut signé qu’après coup, et vous reconnaissez bien là l’incertitude et la faiblesse de Gaston.

Je pourrais, si je voulais, me justifier du reproche que vous me faites d’avilir le grand Condé ; il me semble que rien ne serait plus aisé. Si c’est du premier tome que vous parlez, sa retraite à Chantilly est celle de Scipion à Linterne, et de Marlborough à Blenheim ; si c’est du deuxième volume, il s’en faut bien que je dise qu’il mourut pour avoir été courtisan. Je réponds seulement à tous les historiens qui ont faussement avancé qu’il s’était opposé au mariage de son fils avec une fille de Mme de Montespan. C’est vous autres, messieurs, qui avez la tête pleine de la faiblesse qu’eut le prince de Condé, les dernières années de sa vie ; et vous croyez que j’ai dit ce que vous pensez. Mais, en vérité, je n’en dis rien, quoiqu’il fût très-permis de l’écrire. Au reste, je jetterais mon ouvrage au feu si je croyais qu’il fût regardé comme l’ouvrage d’un homme d’esprit.

J’ai prétendu faire un grand tableau des événements qui méritent d’être peints, et tenir continuellement les yeux du lecteur attachés sur les principaux personnages. Il faut une exposition, un nœud et un dénoûment dans une histoire, comme dans une tragédie ; sans quoi on n’est qu’un Reboulet, ou un Limiers, ou un La Hode[2]1. Il y a d’ailleurs, dans ce vaste tableau, des anecdotes intéressantes. Je hais les petits faits ; assez d’autres en ont chargé leurs énormes compilations.

Je me suis piqué de mettre plus de grandes choses, dans un seul petit volume, qu’il n’y en a dans les vingt tomes de Lamberti[3]. Je me suis surtout attaché à mettre de l’intérêt dans une histoire que tous ceux qui l’ont traitée ont trouvé, jusqu’à présent, le secret de rendre ennuyeuse. Voilà pourquoi j’ai vu des princes, qui ne lisent jamais et qui entendent médiocrement notre langue, lire ce volume avec avidité, et ne pouvoir le quitter.

Mon secret est de forcer le lecteur à se dire à lui-même : Philippe V sera-t-il roi ? sera-t-il chassé d’Espagne ? La Hollande sera-t-elle détruite ? Louis XIV succombera-t-il ? En un mot, j’ai voulu émouvoir, même dans l’histoire. Donnez de l’esprit à Duclos tant que vous voudrez, mais gardez-vous bien de m’en soupçonner.

Peut-être j’ai mérité davantage le reproche d’être un philosophe libre ; mais je ne crois pas qu’il me soit échappé un seul trait contre la religion. Les fureurs du calvinisme, les querelles du jansénisme, les illusions mystiques du quiétisme, ne sont pas la religion. J’ai cru que c’était rendre service à l’esprit humain de rendre le fanatisme exécrable et les disputes théologiques ridicules ; j’ai cru même que c’était servir le roi et la patrie. Quelques jansénistes pourront se plaindre ; les gens sages doivent m’approuver.

La liste raisonnée des écrivains, etc., que vous daignez approuver, serait plus ample et plus détaillée si j’avais pu travailler à Paris : je me serais plus étendu sur tous les arts ; c’était mon principal objet, mais que puis-je à Berlin ? Savez-vous bien que j’ai écrit de mémoire une grande partie du second volume ? mais je ne crois pas que j’en eusse dit davantage sur le gouvernement intérieur. C’est là, ce me semble, que Louis XIV paraît bien grand, et que je donne à la nation une supériorité dont les étrangers sont forcés de convenir.

Oserais-je vous supplier, monsieur, de m’honorer de vos remarques sur ce second volume ? Ce serait un nouveau bienfait. Vous qui avez bâti un si beau palais, mettez quelques pierres à ma maisonnette. Consolez-moi d’être si loin de vous ; vos bontés augmentent bien mes regrets. Jugez de la persécution de la canaille des gens de lettres, puisqu’ils m’ont forcé d’accepter, ailleurs que dans ma patrie, des biens et des honneurs, et qu’ils m’ont réduit à travailler pour cette patrie même, loin de vos yeux.

  1. Voici ce que le président Hénault écrivait au comte d’Argenson, le 31 décembre 1751, relativement au Siècle de Louis XIV :

    « Voltaire m’a envoyé son livre, en me priant de lui envoyer des critiques, c’est-à-dire des louanges. J’ai beaucoup hésité à lui écrire, parce que je crains de le contredire, et que, d’un autre côté, je voudrais bien que son ouvrage fût de façon à être admis en ce pays-ci, et qu’il l’y ramenât. C’est le plus bel esprit de ce siècle, qui fait honneur à la France, et qui perdra son talent quand il aura cessé d’y habiter ; mais c’est un fou que la jalousie en a banni… Tel qu’il est pourtant, il faudrait, s’il est possible, le mettre à portée de revenir, et cet ouvrage en pourrait être l’occasion. C’est ce qui m’a déterminé à lui envoyer des remarques sur le premier tome, dont vous trouverez ici une copie.

    « Le défaut de ce premier tome, en général, … c’est que Louis XIV n’y est pas traité, à beaucoup près, comme il doit l’être ; mais le second tome, dont j’ai lu les deux tiers, répare bien tout cela… Je n’ai rien vu de comparable ailleurs, ni pour la gloire du roi, ni pour celle de la nation. »

    Le président Hénault, qui a écrit l’histoire en courtisan, voulait que Voltaire l’écrivît en gentilhomme ordinaire. (Cl.)

  2. Voyez la note de Voltaire, tome XIV, page 386.
  3. La seconde édition des Mémoires de Lamberti n’a que quatorze volumes (voyez la note, tome XVI, page 588). Il se peut qu’au lieu de Lamberti Voltaire ait ici écrit Lambert. C.-Fr. Lambert, mort en 1765, auteur très-fécond, venait de publier, en trois ans, vingt-deux volumes, savoir : Recueil d’observations curieuses sur les mœurs, 1749, quatre volumes in-12 ; Histoire générale, civile, naturelle, politique et religieuse, de tous les peuples du monde, 1750, quinze volumes in-12 ; Histoire littéraire de Louis XIV, 1751, trois volumes in-4°. (B.)