Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2381

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 429-431).

2381. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 3 juin.

Mon cher ange, me voilà plus que jamais dans l’histrionage. J’envoie Amélie à Paris, et je reçois la Coquette punie[1]. Cette coquette me tient bien plus au cœur que l’autre. Je sens qu’on aime mieux quelquefois son petit-fils que son propre enfant. Je n’ose donner de conseil à ma nièce, que je regarde comme ma fille ; je crains de la priver d’un succès, et d’affliger sa passion, si je lui conseille de ne pas donner un ouvrage sur lequel elle est piquée, et qui lui a tant coûté. Je crains encore plus de l’exposer à une chute ou à une réception froide, qui vaut une chute. Je ne sais point d’ailleurs quel est le goût de Paris, où tout est mode. Je me vois dans la nécessité de suspendre mon jugement. Peut-être j’entrevois ce qu’on pourrait faire pour rendre cet ouvrage soutenu, attachant, et comique ; mais peut-être aussi que j’entrevois mal. D’ailleurs on ne fait point passer ses propres idées dans une autre tête. On part d’un principe ; l’auteur est parti d’un autre auquel il se tient. De grands changements coûtent beaucoup, de petits servent à peu de chose : ainsi je me vois tout aussi embarrassé dans ma critique que dans le conseil qu’on me demande pour donner la pièce ou ne la donner pas. Tout ce que je sais, c’est que des pièces qui ne valent pas une tirade de celle-ci ont eu de grands succès ; et cela même ne prouve rien encore. Un détestable ouvrage peut réussir, un bien moins mauvais peut tomber ; la décision d’un procès et le gain d’une bataille ne sont pas plus incertains. Il n’y a pas grand mal qu’un vieux soldat comme moi soit battu ; mais je ne voudrais pas que ma nièce se fit battre.

Je lui ai adressé, non pas Adélaïde, non pas le Duc d’Alençon, mais Amélie. Et pourquoi Amélie ? pourquoi des maires du palais au lieu de Charles VII, et des Maures au lieu d’Anglais ? Il costume, mon cher ange, ; Il costume le vuole cosi. On s’est assez révolté qu’un prince du sang ait voulu assassiner son frère pour une fille, et que j’aie donné un frère à ce prince qui n’en avait pas. L’histoire de Charles Charles VII est trop connue. Jamais on ne se prêterait à une aventure si contraire aux faits et si éloignée de nos mœurs ; on pensera comme on a pensé, et on dira :


...............Incredulus odi.

(Hor., de Art. poet., v. 188.)


Peut-on combattre l’expérience ? ce serait s’aveugler pour se jeter dans le précipice. Mais comment faire pour donner cet ouvrage ? Comme on voudra, comme on pourra ; surtout n’en point parler. La grande affaire est que l’ouvrage soit bon et bien joué ; le reste est très-indifférent. Mon cher ange, j’irai plutôt vous trouver à Lyon que de vous faire retourner de Lyon à Paris. Vous pénétrez mon cœur ; mais à présent il n’y a ni Lyon ni Paris pour moi : il n’y a que Potsdam ; c’est le rendez-vous de mes troupes ; c’est de là que je dirige la nouvelle édition qu’on fait du Siècle, édition que je ne peux abandonner, et qui seule peut faire oublier les trois malheureuses éditions qui viennent de paraître, en trois mois de temps, dans le pays étranger. Ces trois-là sont assez bonnes pour le reste de l’Europe, mais non pour la France. Je me suis trompé sur trop de faits, j’ai trop fait de péchés d’omission et de commission[2]. Ma nouvelle édition est ma pénitence ; il faut me la laisser faire. Je prends les eaux, je me baigne, je me meurs, et tout cela veut qu’on soit sédentaire. Comment va l’Iphigénie Héraclide ? la Dumesnil est-elle guérie de son coup de pincette ? On dit que Grandval est devenu grand buveur et mauvais acteur, et que la Dumesnil aime passionnément le vin et Grandval. L’un l’enivre, l’autre la bat : ses passions sont malheureuses.

À propos, faudra-t-il que j’envoie un billet de confession au curé de Saint-Roch ? Mon cher ange, notre curé de Potsdam, c’est le roi ; il y a plaisir à mourir là. Il y a deux ans que je n’ai aperçu de prêtres ; ils n’entrent jamais dans le château. Pauvres gens du Midi ! apprenez à vivre. Pourquoi faut-il qu’il n’y ait de raison que dans le Nord !

Tous mes anges, je baise le bout de vos ailes.

  1. Pièce de Mme Denis.
  2. Voyez une note de la lettre 2360.