Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2380

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 428-429).
2380. — À MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH[1].
Fin de mai 1752.

Je n’ai point encore reçu de réponse du marquis d’Adhémar. Je lui écrivis le jour même que j’eus reçu les ordres dont Votre Altesse royale m’honora. Il se peut faire qu’il se soit adressé à M. le chevalier de Folard, ou qu’il ait eu l’honneur d’écrire à Votre Altesse royale. Peut-être a-t-il déjà le bonheur d’être auprès d’elle sans que j’en sois encore instruit dans la profonde et heureuse solitude de Potsdam. Peut-être n’a-t-il point encore pu prendre son parti. Il est difficile, madame, à ce que je vois, d’avoir des Adhémar et des Graffigny ; il est plus aisé de s’emparer des pauvres Voltaires, gens qui ne sont bons à rien, mais qui se donnent de tout cœur à ce qu’ils ont l’insolence d’aimer. Je suis resté à Potsdam pendant que le roi votre frère est allé faire la guerre dans les campagnes de Berlin. Vous savez qu’il a eu un accès de goutte assez long et assez violent. Savez-vous, madame, que pendant cet accès il mettait son pied enflé dans une botte, et s’en allait faire des revues pendant la pluie ? La postérité ne s’étonnera pas après cela qu’il ait gagné des batailles. Je l’admire tous les jours, et comme roi et comme homme. Sa bonté et son indulgence dans la société font le charme de ma vie. Il a eu bien raison de dire dans une de ses belles épîtres qu’il était roi sévère et citoyen humain ; mais il est encore plus citoyen humain que roi sévère. Ses vertus et ses talents, sa philosophie, son mépris pour les superstitions, sa retraite, l’uniformité de sa vie, son application continuelle à l’étude comme au soin de ses États, tout cela m’attache à lui bien intimement et pour jamais ; je suis bien loin de me repentir d’avoir tout quitté pour lui. En vérité, madame, Votre Altesse royale devrait bien l’avertir dans quelqu’une de ses lettres qu’il me tourne la tête. Il m’inspire plus d’enthousiasme que le fanatisme n’en donne aux dévots. Mais je ne lui en dis mot, et il ne sait pas tout mon secret. Je parle un peu plus librement à Votre Altesse royale de mon attachement pour elle, de mon envie de lui faire la cour à Baireuth, et d’aller ainsi d’un paradis dans un autre ; mais quand ? Je n’en sais rien du tout. Je suis pour mes voyages ce qu’est d’Adhémar pour la transmigration : je ne prends point de parti. Tout ce que je sais, c’est que, quand on est une fois à Baireuth ou à Potsdam, on n’en veut point sortir. Vous allez, madame, avoir une nouvelle belle-sœur. Tout se prépare pour des fêtes brillantes ; mais elles ne vaudront pas à mes yeux celles que j’ai vues il y a deux ans. Vous les embellissiez, et, d’ailleurs, un vieux philosophe retiré doit-il se produire à de nouvelles mariées ? Suis-je fait pour être garçon de la noce ? Je fais des vœux en bon moine pour les grands succès de monseigneur le prince Henri.


Plaisirs, Grâces, Amours, troupe jeune et légère,
Voltigez près du lit où ce prince est couché ;
Avec vous je n’ai rien à faire,
Et plus que vous j’en suis fâché.


Je présente mes profonds respects et mon dévouement inviolable à Votre Altesse royale, et à monseigneur le margrave. M. de Montperny a-t-il oublié


Frère Voltaire ?

  1. Revue française, 1erfévrier 1866 ; tome XIII, page 219.