Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2173

Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 226-228).

2173. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Le 9 janvier.

Ce climat-ci me tue, mes anges ; et vous me tuez encore par vos reproches, par vos rigueurs, par vos injustices. Vous me rendez responsable des saisons, de ma mauvaise santé, des affaires qui me retiennent, d’une édition qu’il faut que je corrige tout entière, et qui demande un travail immense. J’ai été retenu de mois en mois, de semaine en semaine. Une petite partie de mon âme est ici, l’autre est avec vous. Je n’ose plus, de peur de mentir, vous dire : Je partirai dans huit jours, dans quinze ; mais ne soyez point surpris de me revoir bientôt ; ne le soyez pas non plus si je ne peux être dans votre paradis qu’au mois de mars. Mes anges, la destinée se joue des faibles mortels ; elle vous force, vous, monsieur d’Argental, à courir par la ville dès que quatre heures après midi sont sonnées ; elle fait rester Mme d’Argental dans sa chaise longue ; elle fait mourir le fade Roselly par l’insipide Ribou[1] ; elle tue le maréchal de Saxe à Chambord[2], après l’avoir respecté à Lawfelt ; elle a fait jouer des parades[3] à votre frère ; elle oblige le roi de Prusse d’aller tous les jours à la parade de ses soldats, et à faire des vers ; elle m’a tiré de mon lit pour m’envoyer de Paris à Potsdam en bonnet de nuit. Je sais bien qu’il eût été plus doux de continuer notre petite vie douce et sybarite, de jouer de temps en temps la comédie dans mon grenier, de jouir de votre société charmante. Je sens mon tort, mon cher et respectable ami ; je suis venu mourir à trois cents lieues. Un héros, un grand homme a beau faire, il ne remplace point un ami.

J’ai tort ; ne croyez pas que je sois avec vous comme les pécheurs avec Dieu, qui se tournent vers lui quand ils sont malades. Au contraire, la maladie est presque la seule raison qui a retardé mon départ : car, dès que j’ai un rayon de santé, je suis prêt à demander des chevaux de poste. On vous dira peut-être que, tout languissant que je suis, je ne laisse pas de jouer la comédie ; mais vous remarquerez que je suis le bonhomme Lusignan ; je le représente d’après nature ; et tout le monde a avoué qu’on ne pouvait pas avoir l’air plus mourant. On dit que Bellecour[4] ne réussit pas si bien avec sa belle figure ; mais, mon cher ange, ne parlons des délices du théâtre que quand je serai à Paris. Puisque vous êtes toujours, comme le peuple romain, fou des spectacles, j’ai de quoi vous amuser.

Il y avait, depuis un mois, une grande lettre[5] pour Mme d’Argental, avec un paquet, entre les mains d’un envoyé prussien qui devait loger chez moi à Paris, Cet envoyé ne part pas sitôt et peut-être le devancerai-je. Bonsoir, mes divins anges.

Non, non, vraiment ; notre Prussien partira avant moi, et comptez, mes anges, que j’en suis pénétré de douleur.

  1. Roselly, acteur du Théâtre-Français, que louent Mlle Clairon et Marmontel, mais que Collé juge moins favorablement, était mort le 22 décembre 1750, des suites de deux blessures reçues dans un duel avec son camarade Ribou, fils du libraire. Ribou prit la fuite. Sur les trois quarts de part qu’avaient Roselly et Ribou, un quart et demi fut donné, le 1er février 1752, à Lekain, qui, jusque-là, était aux appointements de 100 francs par mois ; voyez la lettre 2135.
  2. Le 30 novembre 1750.
  3. Voyez tome XXXIII, page 493.
  4. Gilles Colson, dit Bellecour, débuta à la Comédie française le 31 décembre 1750, obtint, en même temps que Lekain (voyez ci-dessus, la note 1), un quart et demi de part, et mourut en 1778.
  5. La lettre 2154.