Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2154

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 208-210).

2154. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
À Potsdam, le 8 décembre.

Recevez, madame, mes hommages, mes regrets, mes souhaits, des gouttes d’Hoffman, et des pilules de Stahl, par M. d’Hamon, mon camarade en chambellanie, et mon très-supérieur en négociations. Il est envoyé du roi de Prusse ; il vient resserrer les liens des deux nations. Il aura bien de la peine à les rendre aussi forts et aussi durables que ceux qui m’attachent à vous. Que n’ai-je pu l’accompagner ! mais sa jeunesse et sa santé lui permettent d’affronter les glaces. J’avais trop présumé de moi ; mon cœur m’avait séduit, selon sa louable coutume ; il m’avait fait accroire que je pourrais bientôt revoir mes chers anges ; mais l’archange Frédéric, et le froid, et ma poitrine serrée, me retiendront le mois de janvier. Je vous apporterai, madame, une autre cargaison un peu plus ample de gouttes et de pilules. Le médecin du roi, qui doit me les donner, est allé accompagner Mme la margrave de Baireuth, et il est difficile de trouver à Potsdam, qui est à huit lieues de Berlin, de ces pilules de Stahl, dont personne ne fait ici usage. Il en est de ces pilules comme de moi : elles ne sont point prophètes dans leur pays[1]. Il semble qu’il faille se transplanter pour réussir. On va chercher bien loin le bonheur et la santé ; tout cela est à présent chez vous, M. d’Argental m’a mandé que votre santé était raffermie ; ainsi me voilà un peu consolé. Si les ministres ont à cœur autre chose que les intérêts politiques, M. d’Hamon vous dira, madame, le tort extrême que vous faites ici à mon bonheur : il vous dira que, sans vous, je serais un des plus heureux hommes de ce monde. Le ciel n’a pas voulu que le royaume de Frédéric le Grand et le vôtre fussent dans le même climat. Il y a loin de la rue Saint-Honoré[2] à Potsdam ; mais vous étendez votre empire partout. Je suis à Potsdam votre sujet comme à Paris. J’ai crié, dans toutes mes lettres, après M. de Pont-de-Veyle, M. de Choiseul, M. l’abbé de Chauvelin : ils sont tous deux indifférents ; ils ne pensent à moi que quand il est question d’une tragédie. Le roi de Prusse n’en use pas ainsi ; Paris endurcit le cœur. Vous avez trop de plaisirs, vous autres, pour penser à un homme de l’autre monde, que quarante ans de tracasseries, de cabales, d’injustices et de méchancetés, ont forcé enfin de venir chercher le repos dans le séjour de la gloire. Adieu, madame ; conservez-moi des bontés qu’en vérité mon cœur mérite. Jai reçu une lettre de M. d’Argental, du 24 novembre[3] toute en Baculard. Vous savez que le roi l’a chassé honteusement, comme il le méritait. Il s’est réfugié à Dresde, où il dit qu’il était le favori des rois et des reines, et qu’une grande passion d’une grande princesse pour ce grand Baculard l’a obligé de s’arracher aux plaisirs de Berlin, et de venir faire les délices de Dresde. Bonsoir, mes divins anges ; je vous recommande l’envoyé de Prusse, et j’espère le suivre bientôt. Comptez qu’il m’a été absolument impossible d’avancer mon voyage, et que, quand je vous parlerai, vous ne me condamnerez sur rien.

  1. Saint Luc, iv, 24.
  2. Mme d’Argental demeurait alors dans cette rue, en face de celle de la Sourdière.
  3. Voyez cette lettre, ci-dessus n° 2150.