Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2174

Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 228-229).

2174. — À MADAME DENIS.
À Berlin, le 12 janvier.

Enfin, voici notre chambellan d’Hamon. Il vous remettra mon gros paquet, il couchera dans mon lit. J’aimerais mieux y être que dans celui où je suis : c’est pourtant le lit du grand-électeur[1]. C’est le bisaïeul du roi régnant. Chaque pays a son grand homme. Il avait du moins un bon lit, chose assez rare de son temps. Le dernier roi ne connaissait pas ce luxe-là. Il serait bien étonné de me voir ici, et encore plus d’y voir un opéra italien. Il avait beaucoup d’argent et des chaises de bois. Les choses ont un peu changé. On a conservé l’argent, on a gagné des provinces, et on a rembourré les fauteuils. Ce n’est pas que je sois logé ici aussi bien que chez moi ; mais je le suis beaucoup mieux que je ne mérite.

Nous avons joué Zaïre. La princesse Amélie était Zaïre, et moi le bonhomme Lusignan. Notre princesse joue bien mieux Hermione ; aussi est-ce un plus beau rôle. Mme Tyrconnell s’est très-honnêtement tirée d’Andromaque. Il n’y a guère d’actrices qui aient de plus beaux yeux. Pour milord Tyrconnell, c’est un digne Anglais. Son rôle est d’être à table. Il a le discours serré et caustique, je ne sais quoi de franc que les Anglais ont, et que les gens de son métier n’ont guère. Le tout fait un composé qui plaît.

Vous m’avouerez qu’un Anglais, envoyé de France en Prusse, des tragédies françaises, jouées à la cour de Berlin, et moi, transplanté à cette cour, auprès d’un roi qui fait autant de vers que moi pour le moins, voilà des choses auxquelles on ne devait pas s’attendre. Lisez bien mon gros paquet que d’Hamon doit vous rendre, et envoyez-moi vos ordres par le courrier de Hambourg. D’Hamon[2] est un vrai nom de comédie ; mais il ne joue que sa comédie de négociateur. Pour moi, je ne m’accoutume ni au rôle que je joue ni à votre absence, soyez-en bien convaincue.

  1. Frédéric-Guillaume, mort en 1688.
  2. Voltaire écrivait Damon et d’Ammon, mais il s’inquiétait peu de l’orthographe des noms propres. Voyez sa lettre du 15 avril 1768, à d’Hamon.